Une précision quant à l’utilisation du passé-composé et du passé-simple.
Le premier est dit composé parce qu’il se construit avec les verbes être ou avoir utilisés en tant qu’auxiliaires (aides) conjugués au présent, avec le verbe sous sa forme de participe passé : je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu, dit calmement César, traduit.
Le passé-simple est une forme du verbe conjugué seul : je vins, je vis, je vainquis, dit-il avec plus de force, cette fois au parfait de la conjugaison latine (veni, vidi, vici) d’où vient le passé-simple.
Le passé-composé est plutôt descriptif, informatif (Hier nous sommes allés voter), alors que le passé-simple – il n’est pratiquement plus utilisé dans le langage courant – souligne une caractéristique remarquable de l’événement (soudaineté, brièveté, force etc.) notamment après un imparfait (= inachevé) dont il vient interrompre le déroulé linéaire (Nous discutions quand l’orage éclata – plus marquant que a éclaté – la phrase est susceptible d’avoir plusieurs sens).
Je reprends le texte :
Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées 3
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes, 4
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots.
Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures 5
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
> Les trois strophes semblent présenter un défaut d’organisation : la 1 et la 3 racontent au passé-simple ( courus, pénétra et lava, les trois seuls passés-simples du poème) le moment du rejet des structures habituelles et du choix révolutionnaire du chaos constructeur, tandis que la 2 est, au passé-composé, une sorte de synthèse de l’aventure dont la narration proprement dite commencera à la strophe 6 (Et dès lors…).
Alors, quelle cohérence ?
Le chaos, celui qui est à l’origine de la construction de la vie, est la rencontre voulue d’un Moi, comme étonné de son affirmation, entêté (plus sourd…) et en équilibre d’existence entre la puissance terrifiante (fu/ri/eux) et infinie de la mer multipliée (des marées) et la saison de tous les risques (l’autre hiver).
Tout est dans Je courus ! en rejet au vers 3 (du point de vue du sens il appartient aux deux vers précédents) : en même temps que la force du mouvement, il exprime l’intensité de la sensation d’harmonie jubilatoire avec un monde qui se libère (Péninsules démarrées = qui ont rompu leurs amarres) et vit le même chaos (tohu-bohus plus triomphants).
La cohérence ne ressortit pas à la logique du plan académique : elle est, au moment de l’écriture, dans la force de la sensation qui a besoin d’oublier un instant le récit de la rupture – elle est visible dans la structure même de la strophe (Moi (…) Je courus !) comme deux touches de couleurs vives – , pour dire, donc au passé-composé intercalé, la durée du bien-être et du bonheur. Si Rimbaud tient la plume, celui qui dicte est un autre et il importe, sans doute aux deux, d’assurer que, oui, l’incroyable qui se produit, est vrai.
Les deux premiers vers (strophe 4) racontent la subversion paisible des repères (la tempête a béni) soulignée par le rythme régulier des quatre temps à peine marqués (la tempête / a béni / mes éveils / maritimes = tout se passe bien ) et l’accord entre la mer apprivoisée et l’enfant libéré des contraintes (plus léger qu’un bouchon…). Le même rythme tranquille souligne une identification de nature (j’ai dansé sur les flots).
Le discours des deux vers suivants balaie le discours fonctionnel, dysharmonique, du danger de la mer, et « Dix nuits » rejeté (= soulignement de l’extraordinaire) au début du vers 4 (complément de « j’ai dansé ») oppose le mouvement de l’aventure à l’immobilité rassurante et méprisée (ni/ais) que représente la lumière blafarde des lanternes portuaires (falots).
La strophe 5 retrouve le passé-simple pour exalter les sensations et les couleurs, vives, acidulées (pommes sures), surprenantes (vins bleus) de la rencontre.
A noter, entre autres : la composition musicale du 1er vers ( les accents sur dou, fants, chair, su), les contrastes des sonorités ( notamment par les sifflantes douce /sures) et le choc vomissures / Me lava. (le passé-simple indique une radicalité).
Les instruments de contrainte (gouvernail et grappin) disparus, commence le récit.
(à suivre)