Journal 57 – la lucidité et le choix – (01/06/2024)

Où les contradictions ne vont-elles pas se nicher !

Ce matin, assez tôt, je grimpais à bicyclette une pente cévenole sans penser une seconde au problème que pose cette phrase. J’ai mes faiblesses, moi aussi. Le problème : vous avez une pente qui pousse vers le bas et vous, vous poussez vers le haut ! C’est pas une contradiction ?

Je reviens à cette phrase première – en littérature on dit un incipit (verbe latin* incipere : commencer), mais là, on n’y est pas. * Vous attendiez quelque chose ?

Vous avez noté (sinon jetez un coup d’œil à la ponctuation) qu’il ne s’agit pas d’une question mais d’une exclamation, enrichie d’une négation qui ne concerne pas vraiment le verbe mais un sous-entendu du genre « la contradiction n’aime rien tant que se planquer dans des lieux très improbables, mais de là à imaginer qu’elle puisse choisir un tel endroit ! » Eh bien, oui ( elle peut le faire !) ou, si vous préférez, non (on n’imagine pas), elle est capable de tout même de l’inimaginable.

Si vous n’avez pas suivi, si vous dites que je n’ai pas été très clair (ce qu’il ne faut pas entendre ! – Vous avez noté, c’est le même procédé que juste au-dessus ! Ah mais, c’est que…Hé ! Hé ! ) vous allez comprendre avec les deux exemples, là, juste en dessous.

L’un concerne l’aide à mourir, l’autre la question de la reconnaissance d’un Etat palestinien. Le point commun : soit la mauvaise foi, soit la misère de la pensée.  Ne vous pressez pas avant de choisir.  

L’aide à mourir – j’ai déjà expliqué, dans un article précédent, en quoi le débat qu’elle agite est une bonne illustration du « tournage autour du pot » – est en discussion à l’Assemblée nationale et les députés ont décidé, ce vendredi 31 mai, de supprimer la possibilité d’inscrire une demande d’aide à mourir dans les directives anticipées – la commission l’avait ajourée au projet de loi, contre l’avis du gouvernement. Autrement dit, vous n’avez plus le droit de stipuler que vous souhaiterez qu’on vous aide à mourir, si vous cochez toutes les cases prévues par la loi – actuelle ou à venir. Enfin, vous pouvez l’écrire, mais ça ne servira à rien.

Pourquoi ? La ministre, Catherine Vautrin, a justifié cette position par ce qu’elle appelle la « clé du texte » : il faut que le demandeur puisse exprimer de façon libre et éclairée sa volonté, jusqu’au moment du geste létal.  Quoi qu’il ait pu écrire avant, il faut qu’il puisse dire clairement ce qu’il veut, là, maintenant.

Je sens votre impatience d’en découdre, mais attendez un peu, le temps de prendre connaissance du second problème.

S’agissant de l’Etat palestinien, le président de la République a déclaré (en Allemagne, au cours de la visite officielle) : « Je suis totalement prêt à reconnaître un Etat palestinien mais (…) je considère que cette reconnaissance doit arriver à un moment utile. (…) Je ne ferai pas une reconnaissance d’émotion. »

Notez dans un coin de votre mémoire la dernière phrase.

Je remarquerai d’abord qu’on peut ne pas être totalement prêt ( donc on peut l’être partiellement, par exemple dans les 22 % ou 46 %) mais là, je dis ça pour taquiner, comme si je ne sentais pas que notre président vibre de toutes ses fibres pour cette reconnaissance.

Je remarquerai ensuite que le « moment utile » ouvre la problématique agreste de la charrue et des bœufs. Pour ceux qui n’auraient pas connu, les bœufs sont des animaux avec des cornes qu’on attelait à un soc de charrue et dont on piquait les fesses avec un aiguillon pour les inciter (avec des Hue donc le Frisé ! Hue donc le Gris !) à s’élancer avec force sur le champ à labourer.

Notre président est donc un adepte de la métaphysique de l’utile transcendant : le moment utile existe quelque part là-haut, on l’attend, et quand il descend du ciel, hop, on reconnaît l’Etat palestinien !

Il existe un autre mode de pensée, nettement plus terre-à-terre, selon lequel le moment utile se crée, qu’il est de l’ordre de la décision dont il peut être un effet. Ce qui est nettement moins… pardon ?  Faux-cul ? Oh !

Vous n’avez pas oublié la dernière phrase : « Je ne ferai pas une reconnaissance d’émotion. » On retrouve là une défiance toute spinozienne des passions tristes, les affects qu’on subit… Ah, l’émotion humaine !

Revenons à notre patient potentiel. Il est en bonne santé, il n’oublie pas qu’un jour il va mourir, et il se demande ce qu’il veut, parce qu’il sait qu’il est possible qu’il ne soit pas en mesure de le dire quand le problème se posera. Genre, je n’ai plus toute ma tête.  En cet instant où il est en bonne santé et où il s’interroge, que sollicite-t-il, cet être humain conscient de la conscience qu’il a de sa mort ? Sa pensée. Sa pensée qui lui dit que quoi qu’il choisisse, il devra renoncer à quelque chose, y compris le fait même de ne pas choisir qui revient à choisir de laisser d’autres décider à sa place. C’est ça, qui est embêtant chez l’homme : il peut se raconter toutes les histoires qu’il veut, il sait qu’il est obligé d’être un homme. Ça a beaucoup d’avantages, mais aussi quelques inconvénients. Surtout à la fin.

Donc, d’un côté le président qui nous dit : il ne faut pas décider sous le coup de l’émotion ; de l’autre, sa ministre qui nous dit : il ne faut pas décider sous le coup de la pensée.

Vous vous rappelez, la mauvaise foi ou la misère de la pensée ?

Eh oui, encore un choix.

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