Ceci n’est pas un journal. Nom d’une pipe ! s’exclameront certains. Oui, bon. Je laisse se manifester les haussements d’épaules, les… Pardon ? Ah, oui, les rires. Parce qu’il y en a qui pouffent ? C’est plutôt bon signe, oui, parce que, dans ce genre d’humour, plus c’est mauvais, plus c’est meilleur. Ça ne se dit pas comme ça, mais là encore, plus c’est pire et… Bref. Il s’agit d’un dialogue que j’ai surpris entre deux personnes dont je respecte scrupuleusement l’identité, d’où l’Un et l’Autre. Je comprends que cette surprise de dialogue vous surprenne. Moi- même…
Ecoutons-les, en n’ayant l’air de rien.
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– A propos de ce débat sur l’aide à mourir, vous connaissez le sens de l’expression « tourner autour du pot » utilisée quand il n’y a pas de pot ?
– Oui, quand même ! C’est qu’on n’ose pas aborder franchement un problème.
– Et pourquoi, à votre avis ?
– Cette question ! Parce que c’est délicat et qu’on a peur des conséquences !
– Nous y sommes.
– C’est-à-dire ?
– Vous vous rappelez l’argument principal de ceux qui étaient hostiles à l’abolition de la peine de mort ?
– Il y a longtemps… Non, je ne me rappelle pas.
– Ils disaient qu’elle allait entraîner une argumentation de la criminalité. La dissuasion. Ils savaient pourtant que c’était faux.
– Comment ça ?
– Entre autres raisons, par la persistance du crime malgré la guillotine. Si elle était dissuasive, pourquoi les criminels ?
– Parce qu’il y a toujours des inconscients, des gens un peu fêlés.
– La peine de mort supposait la préméditation, la pleine responsabilité, l’absence de circonstances atténuantes.
– Alors, des gens convaincus qu’on ne les identifierait pas.
– Voilà.
– Voilà quoi ?
– Il n’y a pas de criminel qui se dise : je vais commettre un crime, je serai arrêté, condamné à mort et guillotiné. Le criminel qui prémédite son acte est persuadé qu’il échappera à la police et à la justice.
– Donc ?
– La guillotine faisait peur, oui, mais à ceux qui n’étaient pas concernés. Vous et moi. Depuis son abolition, en 1981, on constate ce qu’on savait avant : il n’y a pas de lien entre la peine de mort et le taux de criminalité.
– Quel rapport avec l’aide à mourir ?
– A votre avis, pourquoi la reconnaissance du droit de choisir sa mort avec une aide appropriée suscite-t-elle autant d’hostilité ?
– De moins en moins, non ?
– Oui, mais suffisamment pour qu’on continue à tourner autour du pot. Par exemple : le projet gouvernemental met comme condition : « « Être atteint d’une maladie grave et incurable avec un pronostic vital engagé à court ou à moyen terme et des souffrances physiques ou psychiques réfractaires aux traitements ». Vous voyez le problème ? Plutôt les problèmes ?
– « … grave et incurable… », ça me paraît clair… « … pronostic vital engagé… » aussi… Ah, je vois ce que vous voulez dire : « court ou moyen terme ». C’est ça ?
– Concrètement : qui va déterminer les critères du court ou moyen terme ?
– Le médecin, l’équipe médicale.
– Par exemple ? Imaginez une fourchette.
– Ben… je sais pas… euh… disons un, trois ou six mois, pour le court terme et…euh… un an ou deux pour le moyen terme.
– Et ce qui n’est ni le court ni le moyen terme ? Combien ?
– Euh… au-delà de… deux ans. C’est difficile à déterminer.
– C’est difficile parce que temps du malade souffrant, particulièrement celui à qui on annonce que le pronostic vital est engagé, n’est pas le temps de celui qui n’est pas concerné. Un an en bonne santé et un an dans la souffrance avec la mort au bout, ça n’a rien à voir. Et comment comprenez-vous « souffrances physiques ou psychiques réfractaires aux traitements ? »
– Il n’y a pas de remède qui les élimine.
– Eliminer la souffrance physique complètement et en permanence et sans effets secondaires importants, en-dehors de l’anesthésie ou du shoot chimique à haute dose, vous pensez que ça existe ? Et qui va mesurer l’incidence de la perspective du retour périodique de cette souffrance sur la souffrance psychique ?
– Oui… Bon. Comment on s’en sort ?
– Ce matin, un journaliste expliquait à la radio que la modification du texte proposée par la commission parlementaire chargée du dossier, qui remplace « court et moyen terme » par « phase avancée ou terminale », était rejetée par la ministre au motif qu’elle rompait l’équilibre.
– L’équilibre ? Entre quoi et quoi ?
– Entre l’interdiction de l’aide et son abus. Elle est là, la peur dont je vous parlais à propos de la peine de mort. Il y a derrière le prétexte de l’équilibre, cette idée, plutôt ce fantasme, que l’être humain est en permanence à l’affût de la moindre opportunité pour tuer son prochain : si vous supprimez la peine de mort, si vous autorisez la demande de l’aide à mourir, il va y avoir des hécatombes.
– L’homme, c’est quand même un peu ça, non ? Voyez ce qui se passe, avec la Russie, entre Israël et les Palestiniens, au Soudan, au Yémen, en Birmanie, en Inde.… la liste n’est pas close.
– Vous remarquerez que ce sont des comportements d’entités, d’Etats, pas d’individus. La loi dont nous parlons concerne l’individu. Equilibre a été utilisé par le président de la République et repris par la Conférence des évêques, hostiles à cette proposition et qui assurent avoir une « expertise dans ce domaine ». Qu’est-ce qui les rend « experts » ? Et le « domaine », c’est quoi ?
– Vous le savez très bien : la mort. Ils vont au chevet des mourants et ils constatent qu’il n’ont pas envie de mourir.
– Et ?
– Et quoi ?
– Si c’est ça, leur expertise, qu’est-ce qui les empêche d’accepter l’aide à mourir en spécifiant qu’elle ne servira à rien ? S’ils sont aussi remontés, c’est bien qu’il y a autre chose.
– Peut-être la crainte qu’on incite au suicide plutôt que de soigner, et pour des raisons d’économie. J’ai lu que les communistes étaient d’accord avec les évêques. Ils demandent en priorité le développement des soins palliatifs et sont contre l’euthanasie « contre la volonté d’une personne » et l’aide à mourir sur « simple demande du malade sans autre critère ».
– Oui. Pour ce type de problèmes, sociétaux, le Parti communiste n’a jamais été à l’avant-garde. Aucun de ceux qui revendiquent le droit à l’aide à mourir n’envisage de tuer les malades sans leur demander leur avis. L’aide à mourir n’est pas antinomique des soins palliatifs et la dégradation de l’hôpital public ne s’accompagne pas d’une recrudescence de mises à mort des malades en fin de vie. Quant au refus de « la simple demande sans autre critère », il témoigne, en-deçà de la préoccupation des dérives – elle conduit souvent à l’immobilisme –, d’une conception de la liberté qui n’a pas donné que de bons résultats dans l’expérimentation communiste. Le Parti communiste et l’Eglise ont en commun la grand défiance de la liberté de l’individu parce qu’ils sont dans le déni de la spécificité humaine qui contrarie leurs thèses.
– La religion est contre le suicide, assisté ou pas, ce n’est pas un scoop.
– Le motif ?
– Le motif, tout le monde le connaît : c’est Dieu qui donne la vie et qui la reprend ! Elle ne nous appartient pas.
– Autrement dit, au nom d’une croyance, les évêques commencent par condamner a priori le suicide, donc l’aide à mourir, ensuite ils répondent à l’appel de mourants qui partagent cette croyance et ils en déduisent ce qu’ils appellent une expertise – les mourants s’accrochent à la vie, ils n’ont pas envie de mourir – au prix d’une contradiction essentielle dont ils n’ont apparemment pas conscience.
– Expliquez.
– Pour les croyants, la mort est le passage vers Dieu et la résurrection ; elle devrait être plutôt un moment de réjouissance, non ? Que je sache, ce n’est pas ce qui caractérise les obsèques religieuses. Mais nous sommes dans une société laïque. Je reviens à l’équilibre du président et de sa ministre. L’argument, c’est que quelqu’un à qui on annonce un cancer, ou la maladie d’Alzheimer pourrait demander l’aide à mourir même si la maladie n’est pas avancée ou en phase terminale.
– C’est juste, non ?
– Concrètement : on m’annonce un cancer difficile à traiter, avec une chimio lourde et longue, des effets secondaires importants et une espérance de deux ou trois ans. Ou la maladie d’Alzheimer : je n’ai que des symptômes légers pour le moment, mais je sais quel va être le scénario qui risque de durer des années. Si je décide de ne pas finir ma vie comme ça, au nom de quel principe me refuserait-on le droit de demander une aide appropriée qui me permette de mourir paisiblement, et de ne pas recourir à un suicide violent et brutal ?
– Il y a les soins palliatifs !
– Là, vous ne m’écoutez pas. Je sais bien qu’il y a des soins palliatifs. Je viens d’en parler. Et si je n’en veux pas ? Si je préfère mourir, là, maintenant ?
– La question, c’est aussi celle de l’aide. Le médecin est là pour soigner, pas pour donner la mort.
– Dans le cas évoqué, il ne la donne pas, c’est le malade qui la demande.
– Vous jouez sur les mots !
– Non. Le problème est celui du pouvoir que s’arroge le médecin. Ce n’est pas à lui de décréter qu’aider à mourir n’est pas un soin.
– Quand même, la médecine, le soin, c’est pour aider à vivre, non ?
– Oui. Tout dépend de la définition que vous donnez de la vie.
– Ecoutez, la vie on sait ce que c’est ! Quand même !
– Je vous écoute.
– La vie, c’est le contraire de la mort. Non ?
– Nous y sommes.
– Comment, nous y sommes ?
– Est-ce que la vie de l’individu ne contient pas sa mort ? Notre vie biologique et psychique est depuis notre naissance une dialectique permanente entre la vie et la mort qui se joue dans la chimie de nos cellules, dans notre pensée, avec notre mort assurée au bout. Dire qu’aider à mourir le malade qui le demande n’est pas un soin, c’est de la pure idéologie. Pour ne pas dire du mépris. Tous les médecins n’ont pas ce point de vue.
– Oui. C’est vrai. On sait que certains sont d’accord pour aider. Des cas particuliers.
– Nous y sommes.
– Encore ! On n’arrête pas d’y être !
– Mais oui ! Être, c’est la question. Relativement à la mort, à la manière de la vire, si j’ose dire, il n’y a que des cas particuliers.
– La loi s’applique à tous !
– Celle qui est souhaitée par les partisans de l’aide à mourir est précisément la reconnaissance, pour tous, du cas particulier qu’est chacun de nous. Autrement dit, plus qu’une loi, il s’agit de l’instauration du principe – le principe est de l’ordre de l’universel – selon lequel notre vie nous appartient, donc notre mort.
– Vous excluez tous les risque de dérives ?
– Evidemment non ! Mais, est-ce que la meilleure manière de les identifier pour les éviter n’est pas de commencer par instaurer le principe ? On a commencé par le principe « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Le reste en découle.
– Ce principe de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen balayait l’idéologie des différences de nature. Votre nouveau principe, qu’est-ce qu’il envoie promener ?
– La croyance selon laquelle on ignore ce qu’est la mort.
– Ah… c’est peut-être bien pour ça qu’on continue à tourner autour du pot.