J’avais déjà observé que le monde continuait à vivre même quand je n’ouvrais pas Internet ou la radio. Je viens de le vérifier une nouvelle fois. Je suis parti de chez moi le mercredi 24 avril vers 13 h 12 environ et je n’ai pas ouvert mon ordinateur avant le lendemain après-midi – soit 24 heures sans contact approfondi avec le monde ! – et qu’est-ce que je découvre ? Que s’est déroulée la cérémonie des cultures urbaines, dite Les Flammes, et qu’Aya Nakamura a été désignée comme l’artiste de l’année.
Je ne connaissais pas cette cérémonie créée il y a deux ans apparemment pour s’opposer à celle dite Les Victoires de la musique qui ne reconnaîtrait pas assez l’importance du rap et du R’n’B – même si certains des artistes primés aux Flammes l’ont été aux Victoires. Entre parenthèses, je n’aime pas les cérémonies d’autocongratulations quels que soient leurs noms.
Les Flammes pourraient donc être aux Victoires quelque chose comme ce que fut en 1874 l’exposition des Indépendants pour le Salon officiel. Une exposition à Orsay en fait un sujet d’actualité. J’en profite. Je ne suis pas sûr que le rapprochement soit pertinent, mais je fais quand même pour rappeler que ceux qui ont dénigré les tableaux des peintres qu’on appellera plus tard impressionnistes se référaient à des critères qu’ils considéraient comme les seuls acceptables. J’ajoute (à voix basse) qu’à en croire certains, l’enjeu serait aussi économique, pour les uns et les autres. Ce serait donc aussi une affaire de gros sous. Les gros sous, toujours les gros sous ! Je ne me rappelle plus qui disait que les soldats croient faire la guerre pour la patrie alors qu’ils la font pour des financiers.
Je reviens aux Flammes.
J’ai regardé le clip de la chanson Djadja (néologisme signifiant quelque chose comme « mec ») composée et interprétée par Aya Nakamura que 960 millions de personnes ont déjà regardé. D’origine malienne, elle est la chanteuse francophone – elle a choisi un pseudo japonais – la plus écoutée dans le monde.
Le discours est une mise en cause du rapport de domination homme/femme.
Extrait :
« Tu penses à moi, j’pense à faire de l’argent
J’suis pas ta daronne, j’te ferai pas la morale
Tu parles sur moi, y a R (= rien)
Crache encore, y a R
Tu voulais m’avoir, tu savais pas comment faire
Tu jouais un rôle, tu finiras aux enfers
« T’façon, Nakamura, je l’ai couchée »
Le jour où on se croise, faut pas tchouffer (= déconner)
Tu jouais le grand frère pour me salir
Tu cherches des problèmes sans faire exprès
Putain, mais tu déconnes
C’est pas comme ça qu’on fait les choses »
Dans le clip, la chanteuse est accompagnée de deux jeunes femmes pour une mise en scène visant à souligner cette revendication de la liberté.
Que disent les 960 millions de vues sur Internet ?
Qu’il y a une correspondance entre la chanson et un état de société perçu par un public jeune. Un type de chanson caractérisé par l’absence de mélodie, la répétition d’un rythme uniforme, une destruction de la syntaxe habituelle et un débit de la parole tout aussi destructeur.
Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’objets de comparaison et que les dénigrements – très nombreux et virulents dans la quasi-totalité des contributeurs du Monde – s’appuient sur des critères inadéquats.
La chanson d’avant le rap était celle d’une société fonctionnant dans un schéma de contradictions entre ce qu’elle était – qui convenait ou pas – et ce qu’elle pourrait/devrait être – qui convenait ou pas. Sardou, Johnny, Ferré, Ferrat par exemple. Je vous laisse le soin de différencier.
La contradiction a disparu en ce sens que le « pourrait/devrait être » n’existe plus.
Le rap est donc l’expression de cet état perçu par la partie jeune de la population qui rencontre le plus de difficultés (immigrée notamment), comme une société sans harmonie, sans avenir, bref, sans langage de communication audible.
Sexe, argent, sont des thèmes récurrents abordés souvent avec l’accent du désenchantement et de la vanité.
En témoigne – à mon sens – la chanson Bolide allemand du rapeur SDM qu’un contributeur du Monde évoque dans sa critique de Aya Nakamura : « « (…) Il y avait pourtant un certain niveau littéraire dans les paroles. Par exemple dans Bolide allemand, cet ode (sic) à la transition énergétique nommée chanson de l’année : Y a embrouille, on y va, c’est mon gun qui va causer (Gros, c’est réel) J’ai un Cohiba (C’est réel), elle a mon sperme dans l’gosier (Skrt) Han, han, j’accélère salement, vroum, vroum J’suis dans l’bolide allemand, eh ».
J’ai répondu ceci :
« L’ironie du « certain niveau littéraire » renvoie à la conception de ceux qui n’aiment pas que le langage suive « une autre route qu’eux ». Nous sommes en 2024, dans un monde où les représentations de la violence (sociale, économique, sexuelle) ne sont plus celles des 19ème et 20ème siècles, où ceux qui l’observent, la subissent, la commettent, viennent d’horizons très divers et disposent de modes d’expression nouveaux. La citation, lue et entendue dans ce contexte, peut prendre une autre « valeur » que celle à laquelle la condamne une vision du langage figé, un peu comme, pour d’autres, ou les mêmes, l’identité nationale. »
Que restera-t-il du rap – s’il y a un après ?
L’expression datée, parmi d’autres, d’un monde en panne provisoire de sens, ou alors celle d’un chant du cygne – désespéré, comme les chants les plus beaux ?