« Voyager sans rien voir » ou Jean-Paul Sartre en URSS.

Géraldine Muhlmann avait intitulé Voyager sans rien voir son émission Avec philosophie du 11/04/2024.

Le thème en était le voyage des philosophes et intellectuels, notamment en URSS (post-Staline) et dans la Chine de Mao. Plus précisément Jean-Paul Sartre (URSS) et Philippe Sollers (Chine).

« Ils n’ont rien vu », dit-elle en préambule d’un dialogue qui n’aura de philosophique que le nom, ne serait-ce que parce que la réponse – de l’ordre du jugement moral – sera donnée a priori : « Ils n’ont rien vu, (…) Je ne m’en remets pas (…) Je suis sidérée (…) C’est la honte quoi ! (à propos de l’interview de Sartre revenant d’URSS en 1954) », s’exclame à plusieurs reprises l’animatrice, avec l’approbation des invités.

A aucun moment ne sera l’objet d’un questionnement le fiasco du soviétisme, du communisme en général, en tant que signe d’une faille majeure dans l’analyse marxiste génératrice de ces expérimentations désastreuses.

Non plus le fait qu’une grande partie des « intellectuels » en France et dans le monde – pour m’en tenir à la catégorie dont ils était question dans l’émission – a adopté cette analyse et soutenu, avec des réserves plus ou moins fortes, l’entreprise soviétique/communiste – ce qui évacue l’explication par l’inculture ou les affects.

Pour m’en tenir à la relation Sartre/URSS, je partirai de ce slogan paradoxal des années 60/70 : « Il vaut mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron » [Ils avaient été condisciples à Normale Sup dont ils étaient sortis l’un et l’autre agrégés de philosophie.]

Raymond Aron l’avait en quelque sorte validé en déclarant à propos de l’interview de Sartre évoquée plus haut : « Ce serait bête si ce n’était pas dit par Sartre. »

La question est donc de savoir en quoi ce que signifiait Sartre – quoi qu’il dise – prévalait sur ce que disait Aron.

On ne peut pas s’en sortir sans rappeler le retentissement planétaire du coup de tonnerre que fut le Manifeste du parti communiste (1874) de Marx et Engels, dont la signification dépassait la finalité révolutionnaire résumée dans le mot d’ordre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » – il y a quelques années, ce texte était inscrit au programme philosophique de terminale.

Il annonçait avec la certitude du discours scientifique le début de l’Histoire de l’Humanité : jusqu’ici, l’homme et la société étaient agis par une lutte des classes déterminée par les rapports de production capitaliste ; le communisme allait mettre fin à cette lutte d’essence aliénante et permettre à l’homme libéré du rapport dominant/dominé, exploiteur/exploité d’être acteur de sa propre histoire.

Le diagnostic de l’être agi reposait sur le constat du réel des sociétés dominées par les pouvoirs successifs de l’aristocratie terrienne puis de la bourgeoisie capitaliste maîtresse de l’industrie, du commerce, de la banque, autrement dit deux minorités puissantes exploitant le travail de l’immense majorité, les serfs, puis les prolétaires (ceux dont la progéniture – latin proles – est la seule richesse).

C’était un fait. Qu’il soit diversement analysé et même validé par le discours du  « c’est comme ça » naturel ou divin ne lui ôtait pas ce caractère de fait.

Le Manifeste mettait donc en cause l’existence même d’une destinée humaine qui serait subie par une nécessité métaphysique dont il montrait qu’elle était en réalité une création idéologique des dominants étayée par la religion, « le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit des conditions sociales d’où l’esprit est exclu, (…)  l’opium du peuple ».

Difficile aujourd’hui, après le fiasco de l’entreprise, de réaliser l’ampleur et la gravité de cette problématique révolutionnaire, d’abord pour la pensée : elle était le renversement d’un discours vieux comme le monde qui ne proposait pour tout horizon commun que des aménagements du c’est comme ça et la lutte individuelle pour arriver.

Par son essai (L’Etre et le Néant) ses romans et son théâtre, Sartre, après et avec d’autres, posait la question de la construction du sens de l’existence en-dehors des critères habituels de la morale et de la religion qui donnaient un sens a priori. Par sa conscience du fait d’exister, l’homme pouvait définir l’essence de sa vie, alors que l’idéologie traditionnelle lui enseignait que les « valeurs » – en particulier du bien et du mal – lui préexistaient.

Sa démarche était celle d’une pensée extérieure au sens du monde, alors que les antirévolutionnaires s’appuyaient, eux, sur une pensée intérieure au sens du monde.

Sartre « était raison » même s’il se trompait, parce que son erreur ne pouvait concerner que des « contingences » – même si elles avaient pour noms : censure, justice arbitraire, nomenklatura,  goulag, massacres… –  Aron « était tort » parce que la dénonciation de ces contingences en tant qu’intrinsèques du communisme, « oubliait » de les mettre en regard des « contingence »s analogues du vieux monde (génocide amérindien, esclavage, guerres de religions, colonisations, ségrégations, discriminations, guerres internationales, exploitation du travail, répressions sociales) supposées aller de soi, comme tout le reste.

Si l’homme était encore un loup pour l’homme dans la phase de construction du communisme,  l’instauration progressive du nouveau mode relationnel finirait par le libérer de la gangue de violence et de haine construite et épaissie pendant de longs siècles d’exploitation de l’homme par l’homme.

Sartre avait voyagé en URSS non sans rien voir de ce que dissimulaient les belles vitrines qu’on lui montrait, mais sans avoir regardé la faille de l’analyse marxiste dont le concept « matérialisme historique » compliquait la critique théorique.

Dénoncer le régime soviétique – comme Gide, par exemple, qui n’avait pas le statut de philosophe – à partir des contradictions manifestes, c’était nier la nécessité du temps long inhérent au processus de construction d’un monde radicalement autre. D’autant que les puissances européennes avaient tout fait pour tenter de contrecarrer le processus.

La problématique essentielle est celle du rapport avec l’objet dans la définition du commun. Mais pouvait-elle être construite sans qu’ait été expérimentée la théorie qui faisait de l’objet le fondement de la société communiste ?

Rien de tout cela ne fut discuté au cours de l’émission que l’animatrice conclut ainsi : « Je voudrais une petite réaction générale au problème du regard, quand même on est dans une émissions de philo : qu’est-ce qui se passe dans ces regards aveugles ou aveuglés. Moi il me semble que ce qui ressort, c’est un problème de stratégie. »

Il y eut encore « Le désir de croire et la suspension de l’incrédulité », « Ces intellectuels n’ont pas vu les millions de victimes » avant la conclusion définitive :  « Ce qui est remis en cause c’est une forme d’humanisme qui a été foulée aux pieds par de très nombreux intellectuels au 20ème. »

Les derniers mots philosophiques de G. Muhlmann furent : « C’est un peu affligeant, mais ça fait du bien ces éléments concrets et précis. »

« Un problème de stratégie », « Une forme d’humanisme foulée aux pieds… », « Ça fait du bien… » incitent à imaginer un nouvel intitulé qui pourrait être « la philosophie sans rien voir ».

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