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Le premier problème que peut poser Nice est son étymologie, puisque existe l’adjectif ancien nice (= naïf, candide, pour ne pas dire : un peu benêt, du latin nescius = qui ne sait pas). Les deux mots n’ont en commun que leur homographie (= même écriture) et il est fortement conseillé d’éviter d’en faire des synonymes (= même sens). La ville fut en effet fondée il y a environ 2300 ans, non par les Romains, mais par des Grecs venus de Phocée (Marseille) après être venus de Grèce, et qui lui donnèrent le nom de Nikê, celui de leur déesse de la victoire. Nice signifie donc La Victorieuse. Au passage, le nom de la ville d’Antibes, grecque, elle aussi, signifie : la ville qui est en face, et il est dérivé de Antipolis qui a été repris tel quel pour créer le nom de la technopole récente Sophia (= sagesse)-Antipolis.
Voilà pour la leçon d’aujourd’hui.
Le second est celui du rapport entre Baie des Anges et Promenade des Anglais (l’une contient l’autre). Question très débattue puisque le caractère angélique des Anglais n’est pas une évidence pour tout le monde. Certains mauvais esprits avancent l’explication que les anges en question auraient été des requins, d’autres répliquent que ces requins auraient été inoffensifs.
On en est là.
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Le troisième, nettement plus grave, demande quelques précisions.
Si le dernier numéro du Journal date de 7 jours, ce n’est pas que j’aie oublié de me lever tôt de bonne heure comme d’habitude, mais, le mouvement étant inhérent au voyage, essayez donc de taper sur un clavier d’ordinateur en conduisant votre voiture ! D’accord, je n’ai pas eu les mains sur le volant pendant sept jours, mais vous n’êtes pas tenus de le savoir.
Cette absence démesurée explique le journal démesuré d’aujourd’hui. En attendant l’équilibre auquel vous êtes habitués.
Asseyez-vous, servez-vous quelque chose à boire, prenez votre temps.
J’étais donc à Nice (voir plus haut) en visite chez des amis et nous avons parcouru de conserve la Promenade des Anglais (voir également plus haut). Nous n’avons pas fait que parcourir, nous avons aussi conversé. De choses et d’autres, surtout d’autres.
Parmi ces autres, la fin de vie et l’aide à mourir, un problème dont j’ai souligné (là, juste plus haut) la gravité, ce qui n’exclut pas la légèreté de ton, comme vous l’avez sans doute remarqué.
L’essentiel, pour moi, est de comprendre d’où vient la divergence. Parce qu’il y en a une. Elle porte sur le principe même de l’autorisation de cette aide active.
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Je passe sur la contradiction invoquée entre le statut du médecin (la vie) et l’aide à mourir qui pourrait lui être demandée : cette contradiction n’est pas revendiquée par tous les médecins et elle repose sur une définition de la médecine « gravée dans le marbre » dont l’histoire nous montre qu’elle n’existe pas : jusqu’aux années 1950, l’accouchement prophylactique avec aide médicale était considérée comme contradictoire avec la déontologie. L’IVG l’est encore pour certains.
La définition repose en réalité sur celle que l’on donne du rapport entre vie et mort. Considérer que la mort fait partie de la vie individuelle – ce qu’elle est objectivement et depuis notre naissance, demandez à vos cellules – permet de reconsidérer la question de l’aide à mourir : « Meurs à temps », dit Nietzsche, reprenant à sa manière la pensée de Montaigne. L’un et l’autre, faut-il le préciser, aimaient la vie.
La divergence majeure était, apparemment, de type économique et l’argument avancé est intéressant : comme le soin palliatif coûte infiniment plus cher que la solution létale, on cherchera à persuader les personnes concernées de choisir de mourir plutôt que d’être soignées, tout en leur faisant croire qu’elles l’ont vraiment choisi.
Autrement dit, l’aide à mourir serait une variable d’ajustement économique.
Argument intéressant en ce sens qu’il renvoie à la logique du capitalisme qui régit le domaine de la santé – on sait quelle en est la dégradation actuelle – comme tous les autres.
Il s’appuie sur la lecture à mon sens inadéquate de ce qui fonde le capitalisme, à savoir l’équation être = avoir + : elle est un invariant humain, oui, mais un invariant jusqu’à la fin des années 80.
La disparition de la solution de rechange (socialisme/communisme) et la fin de la croyance à la Résurrection, autrement dit la disparition des deux paradis de compensation et de contournement – une rupture majeure dans l’histoire de l’humanité – font que, ce qui allait de soi et depuis si longtemps (les effets d’accumulation de l’équation), ne le va plus : d’où l’émergence, à la fin des années 80 (fiasco du communisme soviétique), de ce qu’on appelle le « terrorisme international », pour moi des crimes de désespérance qui témoignent, entre autres signes, du désarroi humain planétaire. Tuer le plus possible en mettant sa vie directement en jeu, dit, de manière à la fois confuse, pathétique et absurde, une perception de l’absurdité insupportable de la vie humaine.
En d’autres termes : l’aide à mourir soulève des objections fortes des religions (d’où l’esquive pusillanime du mot euthanasie qui signifie pourtant « bonne mort ») parce que sa vie n’est pas toujours considérée comme relevant du choix du sujet, et que la mort n’est toujours pas admise en tant que constituant de la vie individuelle, mais perçue comme lui étant étrangère, sinon contradictoire.
Ces objections idéologiques (religieuses ou autres) sont des constituants de l’équation capitaliste nourrie du déni de la spécificité humaine (type de conscience de la mort) qui construit les deux paradis de compensation et de contournement (inversion des situations auprès de Dieu et dans les lendemains qui chantent).
L’émergence de ce problème dans le débat politique mondial – à des niveaux très différents – est le signe du début du vacillement de l’équation puisqu’il vise à sortir l’aide à mourir du schéma capitaliste où elle se trouve encore (cf. les associations privées qui aident au prix fort) pour en faire un « commun ».
L’aide à mourir en tant que variable d’ajustement économique (capitalisme) est donc contradictoire en regard du fait même de son émergence et du type de débat qui la dissocie du rapport avec l’argent.
Le risque d’un discours dominant et insidieux, incitant les personnes concernées à demander une solution létale plutôt que des soins suppose donc une adhésion au capitalisme et à ses idéologies-appuis, une adhésion qui s’effrite – elle eut longtemps pour corollaire le refus de traiter la souffrance que plus personne ne soutient.
La misère du service hospitalier, de l’accès à la médecine en général, n’est plus perçue comme une crise conjoncturelle (rendue « supportable » en son temps par le faire-valoir du repoussoir communiste), mais comme un problème intrinsèque du capitalisme ; les dérives actuelles qui peuvent conduire à des « choix » de soins selon l’âge – il y en eut, volontaires, y compris de la part des patients, au moment de la crise aiguë de la covid – n’ont pas fait l’objet d’un discours politique incitant au sacrifice, et s’il y eut des décisions de priorité prises dans les services hospitaliers, elles ont été présentées comme les effets détestables de la perversion du système.
En regard de la loi, quelle qu’elle soit, existent toujours des dérives : l’aide active à mourir, interdite, est pratiquée discrètement dans les hôpitaux, tout le monde le sait, et son autorisation conduira certainement à des discours et des gestes particuliers, problématiques au regard de la liberté de l’individu. Comme il en existe aujourd’hui, dans l’autre sens, quand la demande d’aide à mourir n’est pas entendue.
Au risque de me répéter : imaginer une systématisation (dans le futur de la reconnaissance du droit de choisir sa mort et l’aide appropriée) suppose donc que l’homme continuerait à se déterminer selon l’équation capitaliste et ferait de l’aide à mourir une affaire économique, alors que le débat actuel est un signe de la mise en cause de cette équation qui, via les idéologies, lui refuse encore ce droit et cette aide.
Bref, si le débat sur l’aide à mourir existe, si la loi évolue dans ce sens, c’est que les idéologies-appuis qui l’interdisent sont mises en cause, et la mise en cause des idéologies-soutiens signifie la mise en cause, plus ou moins consciente et confuse, de l’équation capitaliste elle-même.
Si le droit de choisir ma mort et l’aide appropriée me sont reconnus, alors il est reconnu en même temps que ma vie (dont ma mort fait partie) m’appartient, et que le choix de sa mort par le sujet est une affaire privée dans le cadre de la conscience commune spécifique de l’humanité.
De ce point de vue, il n’y a plus de place pour un discours général insidieux et pervers de type capitaliste.
Ce qui est radicalement nouveau, c’est que le capitalisme n’est plus un problème posé dans sa confrontation à l’alternative communiste qui servait de repoussoir et de faire-valoir, mais, depuis le fiasco soviétique, un objet d’une critique (plus ou moins claire et consciente) en tant que tel, et, dans le temps intermédiaire où nous sommes depuis une trentaine d’années et qui va durer encore, de contestation désespérée (« terrorisme ») qui va durer encore elle aussi.
Pour la première fois de son histoire, l’homme est nu face à la spécificité de son espèce en ce sens qu’il n’a plus l’échappatoire des paradis artificiels qu’il a construits et adaptés pendant plus de deux mille ans. Le religieux est en train d’exploser dans l’extrémisme et la régression comme une étoile avant le trou noir.
C’est dans ce contexte actuel dramatique du désarroi général qu’est posé – plus exactement que commence à se poser, dans un balbutiement – pour la première fois collectivement et pour une décision commune, le problème de l’aide à mourir pour l’individu, autrement dit celui du choix possible qu’il a de renoncer à sa vie.