Comme le mouvement des gilets jaunes (cf. article du 1/11/2019), celui des agriculteurs (lui aussi parti de la base et lui aussi formulant des revendications multiples) est un des signes de l’effondrement du système de références qui, jusqu’à la fin des années 1980, offrait la possibilité de donner un sens (impliquant une direction, un mouvement) à la vie individuelle et collective.
Il a cependant deux importantes différences :
– l’une, structurelle : les syndicats agricoles – FNSEA (tendance « conservatrice », alliée aux Jeunes Agriculteurs et majoritaire avec 55% des voix aux dernières élections), Coordination rurale (plutôt à droite), Confédération paysanne (plutôt à gauche) – sont impliqués pratiquement depuis le (presque) début et le gouvernement discute avec eux, surtout avec la FNSEA.
– l’autre, d’ordre métaphysique, par la référence transcendantale au pays, ce qui explique pour une grande part le soutien affectif d’une large majorité de la population, solidaire du paysan à la fois mythique et réel – peut-être plus de celui-là que de celui-ci – dont témoigne régulièrement le succès du Salon annuel de… l’agriculture et non de la paysannerie. Le temps du Larzac, de José Bové, des gens du pays, est de l’ordre de la nostalgie.
Paysan renvoie à une essence, alors qu’agriculteur renvoie à une pratique caractérisée par l’absence d’homogénéité de la profession – selon le type de production, la région, l’importance de la propriété, les revenus vont de la pauvreté à la grande richesse (celle du président de la FNSEA, par exemple).
Quant à la référence « nourricière » (« Fiers de vous nourrir » proclamait une banderole accrochée à un tracteur), elle a beaucoup perdu de son importance du fait de la position dominante de l’industrie agro-alimentaire et des problèmes liés à l’utilisation des pesticides – agriculture et respect de l’environnement ne vont pas de pair, comme en témoignent les rapports d’incompréhension entre le monde agricole et le parti écologique.
Malgré les décisions annoncées par le gouvernement, la proclamation/slogan du premier ministre « l’agriculture au-dessus de tout », et, aujourd’hui (31/01/2024), les appels au calme et à la raison des dirigeants de la FNSEA, dont la décision, il y a quelques jours, d’appeler à la poursuite du mouvement en direction de Paris était manifestement dictée par la nécessité et l’opportunisme, à ce jour, l’action continue et les blindés de la gendarmerie bloquent les accès à Roissy et au marché de Rungis.
Le cri de ralliement à valeur d’incantation « nous sommes tous agriculteurs » rappelle sur le mode affectif l’universalisme exprimé dans des moments de crises (Ich bin ein Berliner – Kennedy – Nous sommes tous des juifs allemands – mais 68 – Je suis Charlie – attentat du 7/01/2015).
L’agriculteur est seul, comme l’était le paysan, mais dans une surface d’exploitation différente, dépendant comme lui de la météo, aujourd’hui du climat, des cours du marché, désormais à une autre échelle, de son banquier quand il doit emprunter, plus récemment des traités européens qui lui paraissent déconnectés de la culture de la terre où, lui, pose ses pieds.
Le paysan qui allait sur les marchés où les transactions se faisaient avec des billets et des poignées de mains pouvait se croire en-dehors du capitalisme dont il ne prononçait pas le nom et dont le lien visible, était le négociant ou son intermédiaire.
S’il y avait les soirées, l’entraide, il y avait aussi le monde clos, avec ses promiscuités, celui d’une solitude rude, il y avait la terre et des bêtes, elles aussi souvent rudes.
La ferme entourée de haies est devenue l’exploitation de dizaines, de centaines d’hectares.
Le pays a disparu et avec lui les repères d’ essence.
Selon la Mutualité Sociale Agricole, il y a 31% de suicides en plus chez les agriculteurs que dans le reste de la population. Un suicide tous les deux jours.
Le désarroi de l’agriculteur est celui du paysan qu’il n’est plus.
La dialectique qui lui permettait de trouver une synthèse, précaire mais suffisante pour accepter ses conditions de vie, la dialectique entre moi et les autres, pays rural et ville, travail de la terre et spéculation, billets et compte en banque, dont il voyait de loin les signes dans le discours politique – il était le plus fréquemment le paysan-qui-ne-fait-pas-de-politique – cette dialectique a disparu pour lui comme elle a disparu, à une échelle différente, pour tous.
De ce point de vue, le désarroi de l’agriculteur est le nôtre.