« Emma Bovary est une pute » (suite)

Ma tribune publiée le 21 janvier dans L’Obs numérique a suscitée des réactions intéressantes en ce sens qu’elles rappellent l’importance de la précision de l’objet dont on parle.

La première est double :

«  Il est plutôt inquiétant de lire : « dire qu’un texte littéraire peut avoir plusieurs sens l’assimile au texte religieux ».  (1) La polysémie d’un texte ne se rencontre pas qu’en poésie, et un roman, peut parfaitement se lire sur plusieurs portées. (2) C’est au contraire la lecture d’un texte au pied de la lettre qui correspond à l’approche religieuse, au sens fondamentaliste, comme les catholiques intégristes, les témoins de Jéhovah ou les talibans… »

1 – Le premier point invoque la polysémie : deux mots grecs (polus = nombreux => polyglotte, polygame / sèmia : sens => sémaphore, sémiologie) pour indiquer qu’un terme peut avoir plusieurs sens : avocat, par exemple  (le fruit ou la profession).

Mon propos ne concernait pas la polysémie à proprement parler (disons, les « harmoniques » du récit – si c’est ce que veut dire « un roman peut se lire sur plusieurs portées ») mais le discours qui le sous-tend : « Un écrivain écrit un texte pour un discours. Madame Bovary n’a pas « un, deux ou trois sens »,pas plus que Les Misérables. »

Sauf à imaginer qu’ils ne savent pas très bien pour quoi ils l’écrivent, Flaubert et Hugo écrivent leur roman pour un discours et le rôle du professeur de littérature est d’utiliser les outils dont il dispose (la connaissance du langage, notamment) pour l’expliciter et le faire comprendre.

Preuve de l’homogénéité de ce discours, la censure : une société met en place un garde-fou chargé de protéger le discours qui la fonde (idéologique, moral, religieux, politique…) et les censeurs chargés de le protéger sont en général tout sauf des imbéciles. Ernest Pinard, le procureur, avait très bien compris et illustré par le choix des passages qu’il lut au tribunal puis par sa plaidoirie,  le caractère subversif du discours de Flaubert – son objet concerne la question existentielle dans la société bourgeoise (en l’occurrence « petite-bourgeoise ») de son temps, et la femme en offrait le prisme le plus intéressant à explorer. S’il n’obtint pas la condamnation, c’est essentiellement pour des raisons politiciennes (voir les articles), secondairement parce que l’avocat – qui avait bien compris, lui aussi, le discours du roman – sut habilement servir aux juges le prétexte, qui ne trompa personne, d’une relaxe : le suicide d’Emma était censé signifier une condamnation morale du personnage par l’auteur… qui eut la sagesse de se taire.

2 – Le deuxième point concerne ce que le critique appelle « la lecture d’un texte au pied de la lettre », autrement dit, une lecture « brute » collée au sens strict des mots. Si je comprends ce que peut être le « pied de la lettre » pour un article de loi, de religion, je ne vois pas ce qu’il peut être pour un roman qui se manifeste non par des énoncés, des principes, mais par un récit,autrement dit une fiction qui, à la différence d’un texte religieux, ne concerne pas le « croire » dont l’objet est la détermination du sens de la vie.

Le texte religieux est l’objet d’infinies exégèses dont chacune assure qu’elle est la seule lecture vraie, non par l’analyse du langage, mais pas la soumission de cette analyse à un a priori plus ou moins fondamentaliste qu’elle doit justifier. Un texte de l’Evangile, un verset de la Torah ou une sourate du Coran sont objets d’interminables interprétations parce qu’il s’agit de discours (éventuellement illustrés par des récits, – cf. les paraboles) dont l’objet, antinomique de celui du savoir, est un rapport moral à une situation donnée : le milliardaire chrétien qui gagne des millions en quelques coups de bourse trouvera sans difficulté un prêtre qui lui expliquera très bien en quoi il choisit Dieu et non l’argent.  

Expliquer Madame Bovary, un récit étranger au champ du « croire », ce n’est pas interpréter des principes directeurs de vie inspirés par quelque croyance que ce soit, mais utiliser les outils qui permettent de comprendre un langage profane.

Une seconde critique : « En revanche, il a raison quand il dit qu’il faudrait enseigner le latin et le grec. » C’est pas un peu réac, ça ? »

La question, oratoire (elle donne la réponse), est un exemple du simplisme en ce sens qu’elle confond la nature d’un objet avec l’utilisation qui a pu en être faite.  Etablir un lien entre l’enseignement du latin et du grec avec l’idéologie réactionnaire revient à dire que la connaissance des deux piliers majeurs de notre langue est d’ordre réactionnaire.

 Une troisième critique dénote la même confusion entre « expliquer » et « interpréter » que j’ai relevée dans la tribune de G. Le Floch :

«  Il doit y avoir une différence entre interpréter un texte littéraire et juger les protagonistes, selon les idées de son temps et sa religion. Il y a des textes qui pour des raisons littéraires ou autres, ne sont pas bien compris par les élèves, et cela demande une interprétation, en bon français, mais en tenant compte de ce que l’auteur voulait faire ressentir, à son époque. En tout cas , il y a un problème quand des élèves d’aujourd’hui en restent à l’interprétation d’origine, et oublient l’aspect « ici et maintenant ». »

Fournir les informations qui permettent de comprendre n’a rien à voir avec l’interprétation (« en bon français » ?) qui concerne le sens. Par exemple, une explication des textes de Victor Hugo implique un minimum de connaissance de la Bible. « Ce que l’auteur voulait faire ressentir à son époque », réduit l’écriture à des émissions/sollicitations d’affects et semble évacuer la pensée. La traduction du français du 16ème siècle (Rabelais, Montaigne, par exemple) en français moderne (« bon français » ?)  pour en rendre la lecture plus facile,  n’a rien à voir non plus avec l’interprétation.

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