Plus je parlais avec Maëlie, plus je la regardais, et plus s’installait l’impression de rencontrer non seulement quelqu’un, mais quelque chose.
– Qu’y-a-t-il, Adrien ? demanda-t-elle, intriguée par mon silence.
Je lui fis part de cette impression.
– Quelque chose ? reprit-elle.
– Oui, et je ne sais pas quoi.
Elle me fixait avec une perplexité souriante.
– Qu’est-ce qui vous frappe quand vous me regardez ?
– Vos mains et votre jupe.
Elle examina ses mains ouvertes avant de jeter un coup d’œil sur ses jambes découvertes.
– Les mains, je ne vois pas. La jupe… Direz-vous que c’est la jupe sur laquelle je ne tire pas puisque je l’ai choisie courte ?
– Oui.
– Et vous en pensez quoi ?
– Vous faites allusion à la question de la provocation ?
Elle pointa des index agités sur sa jupe.
– Plus que ça ! A l’incitation au viol ! Si une femme met une minijupe, c’est pour exciter les hommes. Donc qu’elle ne vienne pas se plaindre si elle est agressée ! Elle l’a bien cherché ! – Elle fit un geste d’apaisement – Que dites-vous de ce discours ?
– Il me rappelle deux films. D’abord, celui d’Otto Preminger Anatomy of a Murder, Autopsie d’un meurtre : il raconte le procès d’un militaire qui a tué un homme parce qu’il a violé sa femme. L’avocat de l’accusation développe cet argumentaire de l’incitation provocante jusqu’à demander à la femme si elle portait une culotte quand elle s’est rendue dans le bar où elle a rencontré l’homme.
– Je ne l’ai pas vu. Et l’autre ?
– The Accused, Les Accusés, de Jonathan Kaplan. Une jeune femme est violée dans l’arrière-salle d’un bar par trois hommes avec les encouragements d’autres clients.
– Celui-là, je l’ai vu. La jeune fille sera accusée d’avoir été provocante parce qu’elle a une minijupe et qu’elle danse. La scène du viol est impressionnante et les réactions des hommes impliqués sidérantes. Au fond, ils n’ont rien fait que répondre à une demande. Bref, rien que de très normal. Comment l’homme que vous êtes explique ça ?
– Je dirai qu’il faut chercher du côté des présupposés d’une loi plus ou moins explicitement « naturelle » – je mets des guillemets –, la loi du prédateur et de la proie : toute femelle est par définition une proie potentielle du mâle-prédateur, c’est dans la nature des choses. Il est donc dans la nature féminine d’attirer, dans la nature masculine d’être tenté de sauter sur la femme, et, sauf à se mettre en danger, elle doit donc conformer et adapter son comportement et son vêtement à cette loi.
– C’est l’argument de ceux qui veulent l’enfermer dans la burqa pour pouvoir être les seuls à voir ce qu’il y a dessous.
– L’équivalent de l’isolement imposé par Arnolphe à Agnès dans L’Ecole des femmes, de Molière.
– « Le petit chat est mort », c’est dans cette pièce ?
– Oui, c’est ce que répond Agnès à Arnolphe qui lui demande des nouvelles.
Elle rit.
– Vous croyez qu’au 17ème siècle, la chatte avait le sens sexuel qu’il a aujourd’hui ?
– Je vais vous dire ça.
Je pris mon portable, ouvrit « dictionnaire de Furetière » et tapai « chatte » en expliquant ce que je faisais et en précisant que le dictionnaire avait été publié en 1690.
– Je ne vois rien à chatte… En revanche, pour chat, il y a ceci : « On dit, qu’une fille a laissé aller le chat au fromage, pour dire, qu’elle a succombé à quelque tentation amoureuse ». Vous pensiez à quoi ?
– Molière aurait pu laisser entendre par antiphrase « la chatte, elle, n’est pas morte ». – Elle eut un petit rire – Mais ça n’a pas l’air possible.
– Je crains que non. Pour en revenir au problème posé dans les deux films, le problème essentiel est celui de l’expression de la différence biologique entre le mâle et la femelle. La difficulté est dans la lecture des signes. Que dites-vous en mettant une minijupe qui met vos jambes à nu ? Que dites-vous avec un pantalon ?
– Aujourd’hui, j’ai choisi une minijupe, demain, je peux choisir d’enfiler un pantalon. Je serai la même femme.
– Deux discours différents relativement à des situations différentes ?
Elle balança lentement la tête.
– Je pose ma question autrement : est-ce que vous mettriez cette jupe au restaurant ?
– Non. De la même façon que je ne parle pas aux clients comme je vous parle.
– Mais vous pourriez être ici en pantalon.
– Bien sûr.
– Alors, que dites-vous, ici, en découvrant vos jambes et, là-bas, en ne les découvrant pas ?
Elle baissa son regard pour accompagner le doigt qui suivit la ligne d’une jambe jusqu’à la limite de la jupe. Elle ferma les yeux un instant.
– Au restaurant, je n’ai pas envie de mobiliser l’attention pour autre chose que ce pour quoi viennent les clients.
– Vous pensez que c’est l’érotisme que vous évacuez ?
Nouveau balancement de tête.
– Si c’était le cas, cela voudrait dire que je le sollicite ici.
– Et ?
– Je ne dirai pas que je sollicite quelque chose… Je ne voudrais pas tomber dans le pathos, mais je dirais que ma jupe et ce qu’elle dévoile vous disent que je suis heureuse de pouvoir vivre en présence d’un homme ma condition de femme sans me sentir une proie. Pour être plus précise, et ça concerne la dimension biologique que vous évoquiez, ma condition de femelle, c’est essentiellement le lieu vers quoi conduisent mes jambes. Le lieu énigmatique qui reçoit. Le réceptacle et son mystère. Les jambes de l’homme, elles, conduisent vers une évidence. C’est leur musculation qui peut être intéressante. Celles de la femme, ce serait plutôt leur longueur. L’équivalent du suspense. Non ?
Son interrogation fut ponctuée d’un geste des mains, ouvertes. Je les désignai.
– Elles complètent ce que vous venez de dire.
– Comment ça ?
– Le part du masculin.
Elle les regarda comme si elle les découvrait. Des mains larges, dont les doigts aux ongles courts et brillants indiquaient une combinaison d’élégance et de force.
Elle releva les yeux.
– Vous voulez dire ?
– Le quelque chose dont je parlais tout à l’heure, vous vous rappelez ?
Elle acquiesça.
– C’est peut-être bien l’harmonie du féminin et du masculin à laquelle vous êtes parvenue, et qui est l’expression au plus haut point de… vous savez de quoi ?
Elle secoua la tête.
– De la liberté.
Elle ouvrit grand la bouche avant d’émettre un – Waouh ! qui précéda un rire lumineux.
Elle déplia ses jambes, se pencha pour poser son verre et prendre la bouteille qu’elle inspecta.
– Il ne reste pas grand-chose, constata-t-elle avec une moue mi-figue mi-raisin. Le sumposion va perdre son essence.
– J’ai apporté quelques bouteilles de chez moi.
Elle émit un petit bruit de gorge.
– Mais encore ?
– Je cherche ce qui pourrait suivre le Pontet Canet, donc de très différent… Un rouge d’Ottrott, qu’en dite-vous ?
– Ah oui ! Très bonne idée ! Vous avez ça ?
– J’ai un petit assortiment dans le garage.
Je me levai tandis que Maëlie répartissait le reste de bordeaux.
(à suivre)