Les contributions autorisées par Le Monde offrent l’occasion du dialogue. En voici un avec « Steinbeck » (non, pas John) à propos d’un article publié le 28/10/2023 avec ce chapeau « Entre le consumérisme qui nous propose un monde « sur mesure » et le sentiment qu’il n’y a plus de destin politique commun, le repli sur soi est général. Est-ce « la fin de l’autre ? », s’interroge, dans un entretien au « Monde », Vincent Cocquebert . »
Ma contribution :
Pour intéressante qu’elle soit, l’analyse se limite aux symptômes et ignore la question corollaire du constat qu’il n’y a plus vraiment de « destin commun », auquel il faut ajouter la fin de la croyance au paradis de l’au-delà. Cette question, essentielle, concerne la nature du « commun » dont l’implosion soviétique (expérimentation à valeur historique du paradis d’ici-bas des lendemains qui chantent) a montré qu’elle ne se réduit pas au partage de l’objet : le capitalisme est déterminé par l’équation être = avoir + et il n’est pas réductible aux formes qu’il a prises depuis le 18ème siècle. Autrement dit, quelle est la spécificité de l’espèce humaine qui conduit à cet investissement dans l’objet et à construire ces deux paradis dont l’effondrement produit, avec le repli individuel et collectif, la désespérance exprimée par ce qu’on appelle « terrorisme », et le succès électoral du populisme et de l’idéologie d’extrême-droite ?
Réponse de « Steinbeck « :
J´aime bien votre texte. Puis-je le poursuivre? Dans les sociétés traditionnelles, l´avoir n´a pas de sens puisque l´histoire n´existe pas, et que le temps est perçu de façon cyclique. Rien ne sert d´amasser puisque la vie est un éternel recommencement. Les modernes sont orientés dans l´espace temps. Deux dimensions quantifiables susceptibles d´appropriation. La promesse religieuse de l’au delà tente de faire renoncer au contingent. « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au royaume de Dieu ». Puis le communisme a pris le relais. Mais l´Occident a abjuré sa foi en l´un et l´autre. Il ne reste que le moi, la multitude des moi. Dès lors, comment faire « commun »? A suivre…
Ma réponse :
Merci. « Faire commun » ou identifier le « commun » ? « Faire » évoque une fabrication alors qu’ « identifier » invite à l’analyse. Qu’est-ce qui singularise l’espèce humaine sinon le type de conscience qu’elle a de la mort ? Un double discours : celui, permanent, de la biologie (propre au vivant) et celui de la pensée, propre à l’homme, qui se fait entendre dès l’âge de 3 ou 4 ans. La connaissance de ce double discours est la seule qui soit exclue de l’apprentissage scolaire. On enseigne tout, plus ou moins bien, à l’école, sauf la mort telle qu’elle est (le cadavre). De là, le transfert d’immortalité dans l’objet (plus j’ai, moins je meurs), la nature du rapport production/consommation, le développement de l’angoisse et des peurs associées, et sans doute le verbe croire. Que se passerait-il si on décidait de l’inscrire dans les programmes ?
Le dialogue continue via la réponse de « Steinbeck » à cette contribution de « Benoittttt » (sic) : « Article intéressant mais certains exemples sont caricaturaux. « les boîtes de nuit se vident » certes, mais les festivals, les warehouse sont pleines. Aucune génération n’a autant dansé que les Millenials. »
La réponse de « Steinbeck »
« Votre remarque est intéressante mais pas contradictoire avec l´article. La boîte de nuit reste un lieu de rencontre et de drague, où l´autre a encore sa place. Dans la rave party, l´individu n´existe plus il est noyé dans la masse et les pulsations. Dans un festival, tout le monde regarde dans la même direction, et fait la même chose. Peu de place pour l´autre et sa différence. Il semblerait bien qu´aujourd’hui l´altérité intrinsèque du sujet soit totalement rejetée. Et totalement se décline en « totalitaire »: je veux-j´ordonne. La bipolarité de nos relations suit des lignes de clivage irréductibles. Le « en même temps » est la tentative avortée de réconcilier les parties de nous-mêmes. En témoigne les débats à l’Assemblée nationale. Quand l´autre est reconnu, soit c’est l´indifférence soit la détestation. Il n´est jamais reconnu comme une part de nous-mêmes. C´est le drame du conflit Israélo-palestinien. L´impossibilité de se reconnaître l´un l’autre. Juste des idées matinales… »
Ma réponse à « Steinbeck » :
« Il semblerait bien qu´aujourd’hui l´altérité intrinsèque du sujet soit totalement rejetée. », dites-vous. Pourquoi « aujourd’hui » ? Est-ce que les guerres dites de religion, le racisme, la xénophobie ne sont pas intemporels ? Le « Comment peut-on être persan ? » de Montesquieu signifie la difficulté à reconnaître l’autre dans une différence (ici apparente) perçue telle, qu’elle met en danger sa propre existence. Et pourquoi la met-elle en danger sinon parce qu’elle rappelle la contingence de l’être et de la vie individuelle, autrement dit parce qu’elle révèle, comme un miroir, la vanité de tous les discours (ceux du « croire » notamment) chargés de convaincre le sujet de son immortalité ? Ce qui est nouveau, aujourd’hui, c’est qu’il n’y a plus d’utopie politique ou métaphysique d’alternative au système et de son investissement dans l’objet, ce qui a pour effet de rendre plus insupportable encore ce que renvoie la figure de l’autre et de relancer la recherche du bouc-émissaire.
Et sa réponse :
« Puis je vous indiquer un texte qui ne cesse de me turlupiner ? « Le stade du miroir » de Jacques Lacan, et qui fait écho à ce que vous écrivez. Je serais bien incapable de vous le résumer tellement le texte est riche et complexe. Disons qu´il relève d’eux propriétés constitutives à la formation du moi: sa division et son aliénation originelles. Or ce que semble être le credo de notre époque, c’est la réduction de l´une et de l´autre. Le culte du moi s´accompagne d´une projection univoque sur les êtres et les choses. C’est le moi idéal. « Je me marie avec moi-même. » Voir l´article de Valérie. Ou encore le selfie. La deuxième idée que vous soulevez, est la perte du « commun » ou des utopies politiques. C´est l´Idéal du moi. Instance exaltante qui pousse vers l’autre et la réalisation du désir. Notre époque est en panne, c´est la débandade! Heureusement nous avons encore ici l´ambition de nous comprendre. Cordialement. »
Chacun ayant atteint le quota fixé par le journal, le dialogue s’arrête ici.