Ce mardi 17 octobre 2023, dans le cours des Matins de France Culture, la journaliste Marguerite Catton, recevait Anne Abeillé, linguiste, professeur à l’université de Paris, cosignataire d’une tribune publiée dans Le Monde (16/10/2023), intitulée « Pourquoi il est urgent de mettre à jour notre orthographe », selon laquelle trop de temps est employé pour apprendre aux enfants des règles ou des exceptions de règles désormais obsolètes. Elle propose donc des simplifications, comme la suppression de l’accord du participe passé conjugué avec « avoir » ou encore la généralisation du -s pour le pluriel des noms en -ou.
L’argument est le suivant : « 20% des élèves maîtrisent cet accord du participe passé quand ils arrivent en 6ème.. L’enseigner est une perte de temps. »
Dans l’esprit des signataires, l’absence de maîtrise signifie que la règle est artificielle, ou trop compliquée, ou les deux, donc qu’il faut la supprimer.
Marguerite Catton propose alors à Anne Abeillé la phrase suivante ; « Le voisin de ma cousine que j’ai rencontré (e) » et souligne que l’accord apporte une information. En effet, rencontré désigne le voisin, et rencontrée ma cousine.
Que répond A. Abeillé ? « Oui, mais comment vous faites à l’oral ? »
Réponse sidérante dans la bouche d’un professeur, qui implique que la manière dont on parle doit servir de critère pour l’écriture.
M. Catton : On sait bien qu’il y a une différence entre l’écrit et l’oral, l’écrit est plus précis, l’oral est plus rapide »
A. Abeillé : « Oui, mais à l’oral on se comprend (…) et elle ajoute, à propos de l’exemple pris par M. Catton : « C’est vraiment un cas particulier qu’on rencontre jamais. »
La journaliste manque alors de répartie, ce qui peut se comprendre, vu le rythme et le degré passionnel de l’échange : quand A. Abeillé dit « C’est vraiment un cas particulier qu’on rencontre jamais », elle commet une incorrection (=> qu’on ne rencontre jamais). Une incorrection qui passe à l’oral mais qui ne passe pas à l’écrit.
Il faudrait donc lui demander si elle préconise la suppression de la négation à l’écrit pour la raison qui justifie la suppression de la règle d’accord du participe passé dont elle rappelle qu’elle a été introduite au 16ème siècle et dit qu’elle « ne fait pas appel à l’intelligence » en s’appuyant sur l’exemple : « Je les ai portés, j’en ai porté. »
Ce discours est sous-tendu par l’injonction « il faut évoluer ».
Le problème est que l’argument de l’intelligence est faux. La règle de l’accord du participe passé signifie une information :
– J’ai mangé une part du gâteau : au moment où je lis « mangé », j’en ignore l’objet (le contenu)
– La part du gâteau que j’ai mangée était minuscule : au moment où je lis « mangé », je le connais (part). => mangée
– Cette partie du gâteau que j’ai mangé était trop sucrée : l’objet n’est pas la partie mais le gâteau (que j’ai mangé en entier) => mangé.
A l’oral, il faudra nécessairement que celui qui parle précise quel est l’objet.
Quant à « J’en ai porté » il suffit d’expliquer que « en » est un neutre, ni masculin, ni féminin, ni singulier, ni pluriel.
Prétendre, pour la supprimer, que cette règle ne fait pas appel à l’intelligence est significatif de l’esquive d’un problème.
L’objet réel visé par cette tribune est ce que j’appelle le « discours global d’enseignement » (en particulier celui de la grammaire – cf. articles « Orthographe et grammaire » 8 et 9/12/2022 – et « La grammaire française telle qu’elle est enseignée aux professeurs 28/03 => 17/04/2023) dont je pense qu’il est obsolète et inaudible, un problème que les signataires abordent par la fuite en avant.
S’il est vrai que le -x du pluriel de quelques noms est à l’origine une erreur d’écriture, il n’en reste pas moins que « bijoux, cailloux, choux, genoux, hiboux, joujoux, poux » fait partie de nos comptines d’enfance et qu’il n’est peut-être pas sans intérêt d’expliquer comment une erreur finit par ne plus être perçue comme telle, d’autant que la mémorisation des 7 noms ne demande pas un effort plus important que celle de « mais ou et donc or ni car ».
Enfin, à l’objection ironique d’A. Abeillé « S’il faut apprendre le latin pour écrire le français ! » répond la suggestion de M. Catton : « On pourrait militer pour l’enseignement du latin. ».
Enseigner les bases de la langue en rappelant qu’elle est une création de l’homme et qu’elle a, comme lui, des imperfections, des bizarreries, des exceptions à la règle générale, est une hypothèse qui parie sur l’intelligence.