Sous ce titre Le Monde (18/08/2023) publie un article de Roger-Pol Droit qui a suscité plusieurs commentaires dont la quasi-totalité sont de violentes critiques des deux philosophes.
Je publie le mien et le dialogue qui a suivi.
La problématique que propose cet exemple [Sartre et Beauvoir enthousiasmés par leur visite à Cuba en 1960] est celle de la contradiction entre les objectifs visés par la révolution communiste, les moyens et les résultats obtenus. (Le nazisme a ceci de radicalement différent qu’il ne présente aucune contradiction de ce type : c’est une entreprise de mort qui réussit). La nature des objectifs (libération de l’homme de l’aliénation que constitue l’exploitation de sa force de travail) explique l’engouement initial : l’analyse marxiste dit apporter « la solution », scientifique (matérialisme historique), à une quête humaine vieille comme l’humanité de vie communautaire « parfaite ». L’erreur signifiée par le fiasco final est de considérer que le commun spécifique de l’espèce humaine se définit par le rapport à l’« objet » (ce qui n’est pas le sujet). L’objet joue en effet le rôle de substitut de l’immortalité (plus j’ai, moins je meurs > équation du capitalisme) et incarne le déni du commun humain : la conscience spécifiquement humaine de la mort.
Alberto : « L’ennui c’est que dans les deux cas le résultat obtenu est similaire…. »
Sardine : « C’est d’autant plus triste de voir des intellectuels qui, par définition, devraient faire montre d’esprit critique et ne pas se laisser aveugler par « l’engouement initial » se faire les chantres de dictateurs. Je pense surtout à Sartre et Simone de Beauvoir qui n’en ont raté aucun: admirateurs de Staline, de Mao, de Castro, ils ont refusé d’entendre ceux qui disaient la vérité. »
Ma réponse aux deux :
> Sardine : Vu la longue liste des intellectuels qui, au cours de l’histoire, ont cédé à cet engouement, il est possible de se dire qu’il y avait de bonnes raisons. Confronté à la théorie du sens de l’Histoire, l’esprit critique ne peut qu’opposer une théorie autre avant que tranche l’expérimentation. Dans le domaine de la science, de la vie sociale, combien de théories ont été considérées comme vraies avant d’être démenties ? La terre plate et immobile, l’existence de races, des dons, la hiérarchie des sexes etc. Il n’est pas inutile de se replacer dans le contexte du début du 20ème siècle et, un peu plus tard, dans celui de ce qu’était Cuba pour comprendre comment la révolution russe et de jeunes révolutionnaires ont pu susciter cet engouement. Voir, un peu plus tôt, Voltaire avec Frédéric II de Prusse et Diderot avec Catherine de Russie. > Alberto : le continuum des guerres et des massacres dispense-t-il de l’analyse ?
Sardine : « Jean-Pierre Peyrard, il ne manquait de preuves, dans les années cinquante, de la nature dictatoriale et criminelle du stalinisme, Koestler, Gide, Victor Serge, et tant d’autres sans parler du procès Kravtchenko où d’anciens déportés sont venus témoigner, « l’expérimentation » était faite. Il y a eu, chez Sartre et Simone de Beauvoir, un refus assumé de voir la réalité en face. Ce n’était plus au début du siècle mais dans les années cinquante. »
Ma réponse :
La double question que pose votre réponse est celle du processus et du temps. Dans le processus révolutionnaire, il y avait le moment de la violence assumée qui devait répondre à la violence de la contre-révolution (antérieure même à la révolution) et qui demandait donc du temps. Nombre de soutiens défendaient l’idée que les contradictions du processus révolutionnaire étaient transitoires, sinon inévitables compte tenu de la situation et des antagonismes initiaux (nationaux et internationaux), et beaucoup n’ont pas considéré que 30 ou 40 ans suffisaient pour tirer des conclusions définitives. Une des raisons se trouve peut-être dans l’investissement philosophique. Gide était favorable au départ plus disons par empathie que par conviction philosophique. Le contraire de Sartre.
Sardine : « Jean-Pierre Peyrard, votre argumentation sur le temps nécessaire serait recevable sans le mensonge permanent pratiqué par ces deux philosophes. On pourrait comprendre qu’ils disent oui, les camps existent, oui, les pénuries existent, mais la violence révolutionnaire compense la violence tsariste précédente. Mais ils se sont obstinés dans la négation de la réalité, dans le mensonge, dans la calomnie de ceux qui disaient vrai, c’est cela qui est impardonnable. » (sa dernière réponse du fait des quotas imposés par le journal)
Ma dernière réponse (id.) Sauf à réduire l’analyse au « caractère menteur » de ceux qui soutirent l’URSS en connaissant la réalité, il y a un autre paramètre à intégrer dans l’analyse, celui de la dimension essentialiste du problème, à savoir la confrontation (perçue comme historique) capitalisme/communisme et dans le contexte international de la guerre froide. Difficile peut-être, aujourd’hui, après coup, de mesurer l’importance de la lutte idéologique d’alors entre deux conceptions antagonistes du monde. Il y a, sur un autre plan mais dans la même problématique l’exemple d’Aragon qui écrivit une ode à Staline sidérante et, dans le même temps, des poèmes inspirés par Elsa ou la guerre et la Résistance qui sont d’une tout autre éthique.