Annonçant les sujets qui seront développés dans le journal (Arte – 06/06/2023 – 19 h 45) la journaliste termine par la représentation au festival d’Aix-en-Provence de l’opéra de Mozart Cosi fan tutte dont elle précise qu’il est « dépoussiéré » par le metteur en scène Dmitri Tcherniakov.
J’ai solidement empoigné les accoudoirs de mon fauteuil et pris le temps de contrôler ma respiration avant de me demander si le dépoussiérage dont la mise en scène rendait compte, concernait la partition et/ou le livret.
De quoi s’agit-il ?
Le récit (le « livret » de Da Ponte) met en scène six personnages : deux jeunes couples fiancés (Guglielmo – Fiordiligi / Ferrando – Donabella), une soubrette (Despina) et un homme plus âgé, célibataire (Don Alfonso).
Le discours : chacun des deux jeunes hommes assure à Don Alfonso que sa fiancée est un modèle de vertu et de fidélité, et Don Alfonso rétorque qu’elles sont comme toutes les femmes, à savoir légères et inconstantes : « Cosi fan tutte » (ainsi font-elles toutes).
L’intrigue : pour les convaincre, Don Alfonso imagine, avec leur accord, un jeu qui prouvera qu’il a raison et qu’ils ont tort : ils vont faire croire à leurs fiancées qu’ils doivent partir pour la guerre, feront semblant de s’embarquer, reviendront travestis en « Albanais » et tenteront de les séduire. Sans lui révéler que les deux Albanais sont les deux jeunes fiancés déguisés, Don Alfonso obtient l’aide de Despina qui convainc les deux jeunes filles de les recevoir.
Résultat : les deux jeunes filles finissent par se laisser séduire par les deux « Albanais », chacune par le fiancé de l’autre, Fiordiligi par Ferrando et Dorabella par Gugielmo. La supercherie dévoilée, les hommes pardonneront et les couples se reformeront.
Je continue à me demander où est la poussière.
La conclusion de la journaliste qui réalise le reportage diffusé à la fin du journal ne m’aide pas : « Débarrassée de sa bouffonnerie et de ses clichés ce cosi fan tutte met ses personnages à égalité et dresse un constat cruel des relations humaines. »
Bouffonnerie ? Da Ponte a choisi le mode de la comédie et Mozart a composé une musique en accord avec cette tonalité.
Clichés ? La question de la fidélité ? Du désir ? De la séduction ?
Les personnages à égalité ? A égalité de quoi ? En quoi sont-ils inégaux ? J’essaie de trouver. Je ne trouve pas.
Quant au « constat cruel des relations humaines », c’est un cliché applicable à toutes les créations, y compris les plus bouffonnes.
L’interview du metteur en scène ne m’aide pas davantage :
« Le monde de l’opéra n’est pas perçu comme le monde de la réalité. Nous explorons trois couples dans toutes leurs problématiques et beaucoup de gens assis dans la salle pourront se reconnaître quelque part dans ces trois couples. J’ose espérer que cela pourra affecter certains spectateurs de manière radicale. » (Extrait de son interview à Arte)
Non seulement il ne m’aide pas, mais il accentue ma perplexité.
Quelles sont « toutes les problématiques » des trois couples ?
« Se reconnaître dans ces trois couples » ?
« Affecter de manière radicale » ?
La référence à la catharsis de la tragédie grecque est claire. Mais je ne vois toujours pas.
Sauf à changer le livret et la partition, comment faire d’une comédie un drame, à plus forte raison une tragédie ?
Même si l’objet du discours du livret peut produire des drames et des tragédies dans la vie réelle, il s’agit ici de l’équivalent d’une pièce de théâtre dont l’auteur a choisi de faire une comédie.
Quant à la partition… Mozart qui sait composer pour la tragédie (Don Giovanni) a choisi lui aussi la comédie.
Le résultat ?
Les jeunes gens sont devenus des adultes avancés (les chanteurs ont entre 52 et 58 ans avec les limites de la voix inhérentes à l’âge), les deux couples sont devenus des pratiquants de l’échangisme et la relation Don Alphonso – Despina est devenue érotique.
Réactions contrastées des spectateurs. Applaudissement et huées.
Mêmes contrastes dans la presse :
Télérama : « La fusée lancée par Dmitri Tcherniakov se crasche avant l’alunissage. Fidèle au festival, le tube de Mozart est créé à Aix pour la douzième fois, et en célèbre les 75 ans. Las ! La mise en scène s’autodétruit à force d’audace mal contrôlée. Et la partie musicale ne tient pas ses promesses. »
Non, je ne ferai pas de remarque sur le «tube de Mozart ».
Libération : « Le russe Dmitri Tcherniakov parvient à adapter l’œuvre invraisemblable de Mozart dans un réalisme franc, malgré quelques passages marqués par un manque de rythme. »Je ne parviens pas non plus à comprendre en quoi cette œuvre de Mozart serait « invraisemblable » ni en quoi la modifier aboutit à « un réalisme franc ». Et puis, c’est quoi, exactement la différence entre un « réalisme franc » et un réalisme « pas franc » ?
Il s’agit d’une œuvre d’art dont l’essentiel n’est pas dans le décor ni dans les effets, mais, pour le livret, dans le rapport entre l’amour, le désir et les conventions morales, pour la musique, dans une composition harmonique à vous « ravir » dans tous les sens du mots.
« Dépoussiérer » ainsi Cosi fan tutte revient à accrocher La jeune fille à la perle (Vermeer) l’envers, ou à regarder M. Le Maudit (F. Lang) en commençant par la fin. Ou à transformer Phèdre (Racine) en comédie.