« Savoir de la pollution et pollution du savoir » (2)

La question de la liberté que doit affronter tout individu concerne l’espace situé entre le pôle de sa naissance et celui de sa mort ; plus il s’efforce d’ignorer cet espace, plus il se persuade qu’il peut effacer le second pôle, plus il réduit l’épaisseur de sa liberté.

Je peux examiner et discuter toutes les théories imaginables, je peux vouloir être libre autant qu’il est possible de le vouloir, et cependant, jamais je ne parviendrai à rencontrer la liberté si je ne réussis pas à éprouver, à expérimenter que je suis libre, et cette expérimentation se vérifie dans ce que j’appellerai la sensation d’existence augmentée que produit l’intuition de l’unité du vivant dans la diversité de ses formes ; de ce point de vue, il n’y a pas de hiérarchie entre les actes créateurs, et confectionner une tarte aux pommes revêt la même importance qu’interpréter une fugue de Bach.

Reconnaître l’identité d’essence et de constitutiondu vivant est le facteur décisif qui permet de considérer d’un point de vue autre que moralisateur et culpabilisant – en fait stérilisant –  certains des problèmes difficiles que nous avons à résoudre aujourd’hui, qu’ils concernent les différentes pollutions, le réchauffement de la planète, le renouvellement des énergies, les disparités de développement des sociétés etc., car dire, par exemple, et c’est le discours le plus commun, que l’homme détruit la nature, c’est dire en même temps que l’homme en est distinct, qu’il y a l’homme et la nature.

Au contraire, l’unité du vivant inclut l’homme dans la nature dont il est un composant ni plus ni moins important que n’importe lequel des autres. C’est là que les chemins divergent et qu’au-delà des malentendus peut se polluer la pensée.

Cette distinction d’essence et de valeur entre homme et nature est le présupposé du discours de l’astrophysicien Hubert Reeves dans Mal de Terre, ouvrage publié au Seuil en 2003, et qui se présente sous la forme d’une interview ; discours à la tonalité éminemment dramatique qui prévoit que, sauf à procéder rapidement à des changements radicaux et dans tous les domaines, la vie de l’homme sur la terre ne sera plus possible dans un délai relativement court.

Ce que je mets en question, ce ne sont ni les compétences scientifiques de l’auteur, ni l’exactitude de ses relevés appuyés sur des études scientifiques incontestables, ni son diagnostic, ni même son pronostic, mais l’implicite qui sous-tend son discours et qui attribue à l’homme une nature particulière ; à la question : « Vous croyez vraiment que l’homme puisse provoquer des dérèglements tels que la vie soit un jour éradiquée sur terre ? » (p.11) il répond : « Il importe ici de distinguer le sort de l’humanité de celui de la vie toute entière. »

Distinguer – en l’occurrence l’humanité de la « vie toute entière » – c’est reconnaître des spécificités irréductibles. Est-ce que parmi toutes les espèces animales et végétales, nous distinguerions telle ou telle espèce particulière qui vivrait plus ou moins longtemps, serait plus ou moins prédatrice, plus ou moins fragile, plus ou moins robuste ou qui serait dotée d’une constitution originale ? Dirions-nous qu’il y a d’un côté les diverses espèces, et, de l’autre, telle espèce radicalement différente ? Ce que nous constatons, c’est que chacune possède des particularismes et qu’il n’en est pas une qui apparaisse à ce point distincte à cause de tel ou tel caractère spécifique.

Quelle est donc cette spécificité de l’homme qui le distinguerait ainsi de « la vie toute entière » et lui conférerait un sort particulier ? H. Reeves la précise ainsi, dans le même passage : « La vie, nous le savons maintenant, est d’une robustesse extraordinaire. Elle continuera à s’adapter et à foisonner comme elle le fait depuis quatre milliards d’années sous des formes d’une variété toujours époustouflante. Mais nous les humains, sommes beaucoup, beaucoup plus fragiles (souligné par moi). »

La spécificité de l’humanité serait donc une grande fragilité. Bien, mais quelle est-elle, cette grande fragilité qui la distinguerait du reste du vivant ?  

« En réalité, nous ne sommes qu’une espèce parmi tant d’autres… » rectifie-t-il un peu plus loin (p.168) à propos de la biodiversité, avant de souligner une nouvelle particularité : « (…) Face aux disparitions dont nous sommes responsables, nous mériterions vraiment le qualificatif d’espèce nuisible à l’harmonie et à la préservation de la biodiversité. » Et, plus loin encore, examinant les causes de l’accroissement de l’extinction des espèces : « Elles sont nombreuses, mais nous ramènent toujours à la même cause ultime : l’action de l’homme sur la nature. »

L’espèce humaine ne serait donc que comme les autres espèces mais elle s’en distinguerait par une « fragilité » dont la force – si j’ose dire – serait telle qu’elle constituerait une menace considérable pour la nature en général et en particulier pour la survie d’un grand nombre de mammifères, (et non des moindres : rhinocéros, éléphants, grands félins, ours polaires, bouquetins, chimpanzés) et d’animaux aquatiques etc. (p.173).

Question : comment l’espèce humaine peut-elle être à la fois comme les autres et d’essence différente ? En effet, « l’action de l’homme sur la nature » implique qu’il n’est pas lui-même de la « nature », mais « nous ne sommes qu’une espèce parmi d’autres » implique qu’il l’est.

Ce n’est pas tout : « Préserver les plantes, les animaux et les hommes, est-il précisé à la page suivante, relève du même combat, de la même lutte pour la survie (…) L’éveil de la compassion (souligné par moi) passe d’abord par l’attitude envers les animaux. Il porte en lui l’espoir de voir diminuer les cruels instincts guerriers (id.) si présents tout au long de l’histoire de l’humanité. »

Aurions-nous rejoint la démarche scientifique avec cette nouvelle relation affirmée comme une évidence entre « compassion » et « diminution des cruels instincts guerriers » ? On pourrait s’attarder un instant sur l’affection que portait Hitler à son chien et sur son régime végétarien (sans doute ne supportait-il pas qu’on tue les animaux) ou rappeler l’immense compassion pour les bébés phoques d‘une actrice de cinéma qui soutint en même temps dans un ouvrage des idées dont on sait qu’elles n’aboutissent que très peu à la diminution des « cruels instincts guerriers »… On pourrait aussi s’interroger sur la valeur scientifique de ce dernier concept (qu’est-ce qu’un « instinct guerrier » ?) et se demander encore si tous les aficionados (je n’en suis pas) qui applaudissent à la mise à mort du taureau sont de cruels va-t-en-guerre ?

Plus sérieusement, s’il est incontestable que l’homme est dangereux pour les animaux, n’est-il pas également vrai que les animaux, de la termite au tigre en passant par le criquet, la sauterelle et la chenille processionnaire, peuvent aussi l’être pour l’homme ? Si j’élargis ma question : est-il sur notre planète une seule espèce qui soit en parfaite sécurité, qui ne soit pas une proie pour d’autres espèces, qui ne soit cause de violence voire de destruction pour une ou plusieurs autres ?

Je ne cherche pas à éluder la question de la violence humaine (voir le chapitre suivant), j’essaie de la comprendre autrement qu’en m’appuyant sur l’idéologie de la différence de nature.

La distinction d’essence qui établit une hiérarchie de valeursentre homme et nature n’est pas d’ordre scientifique ; elle ressortit à une métaphysique qui en soi est respectable, à la condition cependant d’être annoncée comme telle, et non dissimulée derrière l’autorité que confère une connaissance scientifique reconnue. Il y a, sous-tendant le propos d’H .Reeves, un implicite qui rejoint les diverses croyances religieuses selon lesquelles, la nature étant ce qui n’est pas l’homme, il n’est pas possible que l’homme soit de même essence qu’elle.

H. Reeves sait évidemment que la création de l’homme n’est qu’un mythe, que l’être humain est le résultat d’une évolution, et que la vie sur la terre telle que nous la connaissons a sa limite puisqu’elle sera immanquablement détruite par l’explosion du soleil dans cinq milliards d’années. Mais un tel espace de temps est à ce point hors de notre portée qu’il paraît de la science-fiction et permet à une autorité scientifique de donner sa caution à ce qui n’est que de l’idéologie.

La référence implicite à l’immortalité de l’homme est aisément repérable ; imaginant ce que pourrait être le « Scénario Geyser » (un des trois « scénarios catastrophes » décrits p.20) il écrit : « Nous retrouverions l’état de la vie terrestre telle qu’elle était vraisemblablement avant l’apparition des premiers organismes composés de plusieurs cellules (plantes et animaux). Chronologiquement, nous reculerions (souligné par moi) d’environ un milliard d’années dans l’histoire de la biologie. Dans cette hypothèse, l’agression humaine aura réussi ce qu’à notre connaissance aucune activité géologique ou astronomique n’est parvenue à réaliser : ramener (id.) la vie à sa forme bactérienne, unicellulaire. »

Quant au « Scénario Vénus », il correspondrait à un « recul (id.) de quatre milliards d’années dans le développement de la complexité cosmique sur notre planète. » (p.25)

« Reculer, ramener, recul », dénotent (même avec les précautions de la chronologie et du conditionnel) une conception idéologique de l’histoire du développement de l’homme,  et une morale cachée : ce qui est annoncé l’est en effet comme une régression connotée négativement ; l’hypothèse même d’un mouvement circulaire de la vie qui ruine la notion de recul est présentée (p.24) avec des points d’exclamation qui confortent cette appréciation négative plus explicite dans l’expression ironique « l’agression humaine aura réussi… » ; cette hypothèse (le mouvement circulaire) fragiliserait en effet la conception finaliste de la vie en général et de l’homme en particulier, conception qui n’est jamais revendiquée comme telle ; elle apparaît en filigrane dans les questions et les réponses, et toujours sous l’apparence du discours scientifique ; recul ressortit à l’idéologie, non à la science.

En revanche, si l’on abandonne la distinction essentielle entre l’homme et la nature, on abandonne en même temps la référence à l’immortalité (de l’individu et de l’espèce) pour ne plus considérer que l’éternité (infiniment probable) de la vie, quelles qu’en soient les formes, et quelle que puisse être la dureté de l’existence de chacune d’elles, toutes étant mortelles à plus ou moins long terme.

La disparition de l’humanité, comme celle des autres espèces, n’est donc pas de l’ordre d’une faute qui devrait être condamnée par la morale, mais s’inscrit dans ce qu’on pourrait appeler le principe ou la loi de la vie, et c’est de ce point de vue qu’il me paraît plus intéressant, plus pertinent et plus efficace de considérer le comportement de l’homme par rapport à son environnement.

La morale ne peut en effet que conduire à la culpabilisation et à un « mauvais désespoir » – j’y reviendrai – qui accentue les dysfonctionnements auxquels elle prétend s’intéresser pour les corriger.

Considérons par exemple la question obsédante que pose H. Reeves et avec lui bien d’autres : quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?

A première vue, la question semble moralement fondée, comme allant de soi et susceptible de provoquer le sursaut indispensable à la survie de l’espèce : n’est-il pas scandaleux de détruire le merveilleux univers dont nous avons hérité et de compromettre ainsi gravement la vie de nos enfants ?

Quittons un instant les vieilles lunettes idéologiques, morales et religieuses et demandons-nous si l’individu le moins susceptible d’être dangereux pour lui-même, les autres et son environnement, ne sera pas celui pour qui est indiscutable l’identité entre ce qu’il est et l’univers dans lequel il naît, vit et meurt ; car s’il reconnaît en lui les mêmes composants que ceux dont est constitué l’univers, s’il admet que les différences ne sont pas des critères suffisants pour établir une hiérarchie de valeurs existentielles, il est en même temps conduit à regarder en face – pour la rejeter – la grande peur fondamentale qui le pousse à croire qu’il est d’une essence supérieure, qu’il a été créé, et créé pour une destinée exceptionnelle, donc qu’il est immortel. Quelle société pourra, comme lui, se révéler la plus pacifique pour les autres et la plus respectueuse du milieu où elle vit, sinon celle qui sera constituée de tels êtres débarrassés de croyances d’immortalité ?

Si la solution des problèmes évoqués passait par la morale du bien et du mal, les difficultés soulevées aujourd’hui par la consommation d’alcool, de tabac, des différentes drogues, par les brutalités domestiques, les excès de vitesse sur les routes, les diverses pollutions – la liste n’est pas close – tout cela serait résolu depuis longtemps puisque personne ne prétend qu’il est bien d’être violent ou dépendant. Le seul fait qu’existent et que perdurent ces problèmes est significatif de la vanité de tous les discours moraux. Le n’est-ce pas une honte ? implicite le plus souvent, est en dernière analyse l’expression de la peur et de la résignation ou de la fuite qui en résulte.

La question première, indispensable dans le sens où elle sert de garde-fou salutaire, est celle de l’origine des dysfonctionnements humains : pourquoi sommes-nous conduits à être violents, dangereux pour nous-mêmes et les autres ? Maintenir cette question et se la poser à soi-même sans prétendre trouver la réponse qui la rendrait inutile permet d’avoir toujours présent à l’esprit que ce que nous sommes et ce que nous faisons n’est de l’ordre ni du mystère ni du hasard.

La pollution sous toutes ses formes, qui s’apparente à une destruction, s’expliquerait-elle par je ne sais quel égoïsme et s’accompagnerait-elle de je ne sais quel mépris pour les générations futures ? Les guerres, qui ont l’âge de l’humanité, les guerres si dévastatrices et meurtrières, qui font des enfants des orphelins quand elles ne les tuent pas, les guerres ont toujours été colorées de préoccupations prétendument généreuses et soucieuses des générations futures : si l’on tue vos parents, vos frères, rassurez-vous, c’est pour que votre avenir soit meilleur !

Expliquer et vouloir éradiquer les causes de la détérioration de notre environnement par un discours humaniste et moralisant ne peut que conduire dans une impasse ; il suffit pour nous en convaincre, de mettre en perspective les problèmes repérés par l’auteur et les réponses qu’il apporte pour y remédier.

L’importance de ces problèmes est considérable :

« Mentionnons simplement : le réchauffement de la planète, l’amincissement de la couche d’ozone, la pollution des sols, de l’air et de l’eau, l’épuisement des ressources naturelles, la disparition des forêts et des zones humides, l’extinction accélérée des espèces vivantes, l’accumulation démentielle de déchets chimiques et nucléaires. Notre planète est bien mal en point… » (p.9 et 10)

Tout cela, cumulé en une phrase, est d’autant plus impressionnant que s’y ajoute le paramètre du temps : il faut aller vite, tout se jouera dans les prochaines décennies.

Deux cents pages sont consacrées pour l’essentiel au constat exhaustif des pollutions de toute nature, secondairement aux corrections qui ont pu être apportées – notamment l’interdiction (en 1987) de la production des chlorofluorocarbures (CFC) qui furent largement utilisés dans les aérosols et les réfrigérateurs, et qui ont contribué à la diminution de la couche d’ozone, protectrice des rayons ultraviolets.

Le constat est impitoyable : nous sommes au bord de la catastrophe.

Que faire ?

L’auteur répond dans le dernier chapitre intitulé « Agir » ; un chapitre de sept pages ; sept pages opposées aux deux cents de l’apocalypse.

Le lecteur à qui a été annoncée pour après-demain la fin de la vie sur terre et dont on peut facilement imaginer l’angoisse, attend anxieusement les réponses susceptibles de contrarier l’épouvantable scénario catastrophe ; quand il aura tourné la dernière des sept pages de ce chapitre, il lui faudra beaucoup de force pour résister au « désespoir », et la probabilité la plus grande est qu’il se hâtera d’oublier ce qu’il a lu pour éviter de sombrer ; car, compte tenu de l’extrême gravité des détériorations dans tous les domaines de la vie et de l’extrême urgence des restaurations nécessaires, il comprend très vite que les propositions qu’il vient de découvrir sont dérisoires ou illusoires.

Voici un florilège de ce qu’il aura lu à partir de la page 203 :

«  Le principal élément d’espoir est l’intérêt croissant des êtres humains pour la défense de la planète (… )  Le sommet de la Terre, à Rio, est à la fois une grande déception et une date importante (…) Le résultat le plus positif est d’avoir introduit grâce à la télévision, dans le vocabulaire mondial, et ce, à tous les niveaux sociaux, le mot écologie (…)  La démocratie a le grave défaut d’être assignée à penser à court terme (…) La forêt est entièrement sous le contrôle des compagnies forestières qui achèvent le plus librement du monde de l’abattre (…) Les ministères de l’environnement devraient (…) L’écologie doit (…) Il faut encourager fortement tous ceux qui se sentent concernés par la sauvegarde de la planète à les (les ONG) rejoindre (…)  La réalisation la plus positive pour l’avenir est justement cette prise de conscience… Nous avons déjà évoqué l’interdiction des CFC (…) »

Vient ensuite une énumération de ce qui a été réalisé pour contrarier le scénario de fin du monde : construction de jardins sur les toits, résolution partielle des problèmes posés par les voitures dans trois villes du monde, restrictions d’exploitation des forêts dans certains pays, la création de sites Ramsar (zones humides) en Chine ainsi qu’un centre de protection de la nature pour secourir les oiseaux migrateurs qui souffrent de la pollution quand ils survolent les régions urbaines, sauvetage des bisons d’Europe ou des chevaux de Prejvalski ou du perroquet kakapo en Nouvelle-Zélande, écotourisme («  un des effets positifs du tourisme est la protection que les pays visités sont prêts à mettre en œuvre pour les que les sites conservent leur intérêt (…) Les excursions en pirogue sur le fleuve Niger parmi les oiseaux de toutes couleurs sont un enchantement. »), action pour un « projet anti-Manhattan (…) en espérant que des moyens monétaires aussi considérables et des esprits aussi puissants se mettront à l’œuvre le plus rapidement possible. Sinon... »…

Quant à l’énergie : « Il faut développer de toute urgence toutes les formes d’énergie renouvelables pour leur permettre de rencontrer les échéances de la fin du siècle. En parallèle, diminuer considérablement notre consommation d’énergie en mettant en place le ferroutage et des transports qui consomment moins d’énergie parce que les trois quarts de la production de gaz carbonique responsable du réchauffement de la planète sont produits par les voitures et les camions. Il faut cesse de déboiser inconsidérément (…) recréer des zones humides (…) obtenir une sécurité alimentaire pour les milliards d’affamés de la Terre (…) Mettre un terme aux monocultures (…) retrouver les modes ancestraux d’utilisation des sols et des nappes d’eau. Acheter « bio » et encourage le commerce équitable (…) Mais il est bien clair que toutes les mesures préconisées pour enrayer la détérioration de la planète seront sans effet sans une éradication de la misère et de la famine. » 

Confrontées à l’importance des dégradations répertoriées, et compte tenu de l’urgence,  les réponses données qui s’apparentent le plus souvent à de l’incantation apparaissent dérisoires et illusoires, de l’aveu même de l’auteur : « Même si l’on arrêtait l’émission de CO2 dans l’atmosphère, il faudrait plusieurs centaines d’années avant de retrouver l’équilibre. (…) Pour arrêter l’augmentation de CO2 dans l’atmosphère, il faudrait les réduire de plus de la moitié et revenir au niveau de 1935. » (p.43-44)

D’autant que les modifications semblent pour certaines d’entre elles sinon définitives du moins durables : il y a, au centre du livre, des photos illustrant de manière saisissante quelques changements intervenus en l’espace d’un siècle (baisse du niveau de la mer de glace, trou d’ozone, fontes des neiges du Kilimandjaro etc.) auxquels on pourrait ajouter la rupture d’une partie de la banquise survenue après la publication du livre.

Les surprenantes dernières questions posées en conclusion du chapitre et qui restent sans réponse indiquent que l’interviewer a dû sans doute lui aussi être conscient du malaise que suscitait la démarche de l’auteur : « Sommes-nous prêts à renoncer à tous les avantages de la vie moderne ? Quel parti politique serait assez courageux pour construire son programme sur une réduction massive de la circulation automobile ou de la production énergétique ? (…) Peut-on arrêter notre élan vers toujours plus de consommation d’énergie ? (…) »

Questions dont la bizarrerie du contenu a valeur de réponse : nous ne sommes évidemment pas prêts à « renoncer à tous les avantages de la vie moderne » ! Que souligne une telle interrogation absurde sinon le caractère affligeant de l’idéologie qui sous-tend le propos et dont les approximations de la pensée sont confirmées dans le contenu des trois dernières pages intitulées Epilogue ; ainsi, à la page 217 : « Au XXème siècle les existentialistes avaient défendu que l’homme est un étranger dans l’univers. Qu’il est « de trop ». Une sorte de chancre. Depuis ce temps, les nouvelles connaissances scientifiques (…) ont réfuté cette vision du monde. »

Que dire d’un tel contresens ? N’importe quel élève moyen de classe terminale sait que la philosophie existentialiste ne pose pas la question du sens de l’existence biologique de l’humanité sur la terre, mais s’interroge sur le sens que l’individu peut donner à sa propre existence (qu’il peut estimer « de trop »), sur la conscience qu’il en a, et que l’angoisse ressentie par Roquentin devant la racine d’arbre (La Nausée – J.P.Sartre) ou le sentiment éprouvé par Meursault d’être un « étranger » (L’étranger – Camus) ne sont pas les conséquence d’une connaissance scientifique insuffisante. Une telle énormité publiée telle quelle laisse pantois.

L’ouvrage présente un mélange ahurissant de connaissances et d’opinions, plus exactement des relevés mis en perspective pour servir la cause d’une idéologie qui ne dit jamais son nom.

Si l’homme est incapable de résoudre les gaves problèmes auxquels il est confronté aujourd’hui, à quoi bon parler d’ « agir » surtout quand les conditions de réussite sont présentées comme irréalisables ? Comment, pour ne reprendre que cet exemple, imaginer qu’on pourrait, par la réduction des émissions de gaz carbonique, revenir rapidement au taux de 1935 ? A quoi bon, sinon pour satisfaire sa propre désespérance dissimulée derrière le sourire jaune d’un humanisme qui instrumentalise la science ?

S’il est difficile pour un individu de changer son mode de vie, que dire de la collectivité, notamment quand elle est confrontée à ces graves problèmes de pollutions diverses et massives ? Que dire et que faire ? Adopter le point de vue d’Hubert Reeves, c’est se condamner au pessimisme et au fatalisme : nous courons à la catastrophe, c’est déplorable, c’est scandaleux, il faudrait, il aurait fallu… Ah, nos enfants ! Ah, la Terre ! Mon Dieu que l’homme est faible, pusillanime, égoïste ! De là à dire que le moteur à explosion est une invention du diable et que l’homme est bien puni de son orgueil, il n’y a qu’un pas dont on sait ce qu’il coûte de le franchir.

Si l’humanité doit périr des conséquences d’une élévation de la température, ce qui n’est pas avéré, ce ne sera pas plus sa « faute » que celle des dinosaures disparus à la suite d’un cataclysme il y a soixante-cinq millions d’années. Les dinosaures n’ont pas décidé le cataclysme et les hommes n’ont pas décidé non plus de détruire la couche d’ozone ni d’augmenter le taux de gaz carbonique : ce ne sont que des effets dont il est facile de dire qu’il aurait fallu les éviter et dont nous ne savons pas si et comment nous serons ou non capables de les corriger.

Pour éviter le réchauffement de l’atmosphère, il aurait fallu que ne soit pas inventée l’automobile, que ne soit pas développée l’industrie, que ne soit pas utilisée la vapeur, que ne soit pas inventée la roue, que ne soient pas fabriqués les outils, que ne soit pas domestiqué le feu etc., bref, il aurait fallu que l’homme ne soit pas l’homme, puisque ce qu’il est se confond avec l’invention et la recherche. Il est indiscutable que, malgré les vaches et leurs ruminations, les animaux n’ont pas de responsabilité majeure dans la modification de l’atmosphère ; ils n’en ont pas davantage dans la découverte des antibiotiques, la mise au point des prothèses de hanches ou l’opération de la cataracte.

Ce qui est préoccupant, ce sont certains effets du progrès (progrès, du latin progredi : avancer) humain. Est-ce qu’ils provoqueront la disparition de l’humanité ? C’est une hypothèse possible qui n’a rien de scandaleux ni de révoltant ; nous ne sommes pas des démiurges réunis en assemblée pour décider quel pourrait être le meilleur homme possible, mais des êtres confrontés sans cesse aux problèmes que pose la vie – pas seulement la vie humaine – avec ses glaciations, ses réchauffements, ses inondations, ses sécheresses, ses séismes et ses tsunamis, ses pullulements d’animaux, ses pestes et ses choléras, ses sidas, vie qui n’est qu’une succession complexe de naissances et de morts, aussi bien pour les individus que pour les espèces, aussi bien pour les hommes que pour les dinosaures.

Je peux ne pas fumer, ne pas boire d’alcool, conduire prudemment ma voiture, me nourrir de manière équilibrée et me brosser les dents après chaque repas, je n’en mourrai pas moins ; de vieillesse paisible dans mon lit, sous les murs de ma maison renversée par un tremblement de terre ou sous les roues de la voiture d’un de mes semblables qui aura été moins prudent que moi. Je peux prendre toutes les précautions possibles et imaginables, elles ne m’empêcheront pas de mourir, simplement parce que je suis né.

Ce qui est vrai pour moi l’est pour l’humanité et sans doute aussi pour les autres constituants de l’univers. L’humanité disparaîtra au plus tard dans cinq milliards d’années, peut-être avant, entraînée dans un processus qu’elle aura été impuissante à enrayer. Elle mourra parce que, elle aussi, est née.

Si, comme H. Reeves, je trouve certains spectacles naturels merveilleux, je n’oublie pas non plus qu’ils ne le sont que parce que je les ressens comme tels et que la notion de merveille n’a pas de sens pour l’objet de ma contemplation ; si belles soient-elles à mes yeux, les étoiles ne sont que des sphères de gaz animées de réactions nucléaires.

Seule la conception de l’unité du vivant est capable de garantir l’homme d’une culpabilisation stérilisante et suicidaire : cette unité concerne ce qu’il est en tant qu’individu, ce qu’il est en tant que membre d’une communauté dont il ne peut être que solidaire, enfin ce qu’il est en tant qu’élément de l’univers dont il est un composant indissociable.

Le progrès accompli par l’homme depuis son origine est constitutif de son existence particulière ; il n’est en soi ni bon ni mauvais, pas plus que seraient bons ou mauvais un météorite, une éruption volcanique, une chute de neige ou un rayon de soleil.

Ce qui caractérise l’homme et le différencie essentiellement des autres espèces, autant que nous pouvons le savoir, c’est la conscience d’être mortel et son corollaire, la liberté, dont la pratique est le meilleur antidote à l’illusion d’être une créature merveilleuse promise à une destinée exceptionnelle ; confronté à ce qu’il est et à sa conscience du temps et de l’espace, il lui est possible de dire que si l’existence de l’espèce est limitée dans le temps, la vie dont elle participe est vraisemblablement éternelle ; c’est cette connaissance de l’unité du vivant dans l’infinie diversité de ses formes qui peut l’aider le mieux à inventer les moyens d’appréhender les problèmes pour tenter de les résoudre.

Le discours dominant est aujourd’hui celui de la morale (certains ne disent-ils pas qu’il faut moraliser le capitalisme ? Autant vouloir moraliser le tigre qui s’apprête à sauter sur sa proie) et de la catastrophe : l’homme qui est un être aveugle et égoïste ne parviendra pas à réduire de manière significative les diverses pollutions, son existence et celle de ses enfants en sera même compromise.

Il est aussi possible de dire que nous vivons une période de mutation et que nous trouverons les moyens de nous adapter aux nouvelles conditions d’existence créées notamment par l’élévation de la température globale, si c’est bien cela qui doit se produire.

Reste à dire lequel de ces deux discours est le plus apte à mobiliser les énergies pour trouver des solutions.

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