Un hiver en Bretagne – Roman (15)

Quand j’avais quitté l’hôtel, une heure plus tôt, le personnel commençait à mettre en place le buffet pour le lendemain. Je m’étais arrêté sur le seuil du salon où était installé un immense écran de télévision et j’avais regardé un instant les informations diffusées par une des chaines dont la spécialité était de faire répéter par des hommes et des femmes à intervalles réguliers dans un ordre différent les mêmes événements illustrés par les mêmes images tandis que d’autres informations défilaient sans interruption au bas de l’écran.   

La mécanique répétitive était interrompue tout aussi régulièrement par de tout petits films qui montraient un jeune homme ouvrant une bouche démesurée pour tenter de mordre dans un gros sandwich rond à trois étages débordant de minces plaques de fromage superposées, une famille rayonnant de bonheur après avoir réussi à ranger tous ses bagages dans le coffre de sa nouvelle voiture, un homme habillé en ingénieur de laboratoire certifiant que son dentifrice tuait tous les microbes, toutes les bactéries, raffermissait les gencives, préservait l’émail et, en plus, blanchissait les dents comme les prothèses des acteurs de cinéma.  

Cette industrie à multiples écrans publics et privés avait pour mission de contribuer de manière moderne à l’abrutissement par répétition analogue à celui que dénonçaient au 16ème siècle Rabelais et Montaigne dans l’instruction de l’infime minorité des enfants éduqués par des maîtres formés pour pratiquer méthodiquement le bourrage de crâne par ce procédé. Ce qu’il y avait de très différent, ici, c’est que la répétition était démocratique puisque tout le monde y avait droit, gratuitement, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et à domicile. Cette manifestation de la liberté d’expression héritée des Lumières fonctionnant le jour et la nuit sans discontinuer, personne, sauf à être de mauvaise foi, ne pouvait se plaindre d’être maintenu dans l’ignorance. La population devenait donc un peuple de plus en plus savant et cultivé comme en témoignait la baisse régulière de la participation électorale et la hausse inverse tout aussi régulière de l’audience des thèses populistes antinomiques de l’universalisme des Lumières.

La dernière image était celle de réfugiés logés depuis des années dans un camp de toile très provisoire et à qui on venait de livrer des sacs de riz pour leur éviter de mourir complètement de faim.

J’avais devant moi un verre de champagne, un hors-d’œuvre de fruits de mer, j’attendais un homard et une demi-bouteille de Corton.

Le contraste pouvait paraître saisissant et il n’était pas impossible que la Morale fronçât les sourcils et arborât une moue dédaigneusement culpabilisante : quelle indécence que ces buffets ! Et ce champagne ! Et ce homard ! Et ce Corton !

L’exhortation à la privation pour l’amour du prochain qui n’a rien ou si peu, n’avait jamais servi que les scrupules de ceux qui avaient tout intérêt à en avoir de temps en temps.  Bonne et mauvaise pervertissaient la conscience en lui ôtant la pensée. Et j’aimais la pensée comme j’aimais le Corton, le homard, les fruits de mer et le champagne que je finis après l’avoir entraîné dans un dernier léger tourbillon de molécules olfactives brisées.  

Pour qu’il soit efficient, le renoncement au buffet de l’hôtel L’Orme et à la gastronomie de L’Armor supposait le même renoncement à tous les buffets et à toutes les gastronomies qui supposait le renoncement aux paramètres qui les rendaient possibles qui supposait la reconsidération du rapport à l’objet qui supposait la reconsidération de l’équation capitaliste qui supposait l’affrontement lucide de la condition humaine qui supposait le renoncement à toutes les stratégies de déni et de contournement, dont la charité chrétienne.

J’avais, pour aider les plus démunis, choisi des moyens qui me permettaient d’utiliser ma conscience réfléchie.  

Le sommelier apportait la demi-bouteille dans une poche à glaçons transparente.

– Corton 2018, annonça-t-il sur le ton de la question oratoire en me montrant l’étiquette que je regardai en acquiesçant.

Il ôta la coiffe, enfonça la mèche de l’outil qui porte le nom de la profession, tira le bouchon en appliquant le principe d’Archimède, le mit sous son nez pour vérifier qu’il ne sentait pas bouchon – être sans l’odeur de ce que l’on est, telle était la question existentielle du bouchon  – , hocha une tête approbatrice puis versa une petite quantité de vin dans l’autre verre tulipe placé devant mon assiette, attendant que je renvoie le même signe d’approbation.  

J’agitai légèrement le verre. Le vin était à la bonne température et je retrouvai la complexité des fragrances que je ne parvenais jamais à identifier, alors que les spécialistes reconnaîtraient d’un infaillible coup de nez l’amande grillée, la cannelle, la frangipane, la pierre à fusil et la fleur d’acacia, pour m’en tenir au plus simple. Je ne décelai aucune émanation indésirable et je hochai donc la tête à mon tour. Comme il attendait toujours, la bouteille à la main, je compris que le nez ne suffisait pas, qu’il fallait encore l’assentiment de la langue, des gencives et du palais pour écarter définitivement le bouchonnage. Je sollicitai tous ces outils, ils donnèrent leur accord après s’être brièvement consultés et je confirmai d’un second hochement. Le sommelier emplit alors le verre au tiers et remit la bouteille dans sa poche avant de s’éloigner.

Le couple avait discrètement suivi du regard la cérémonie, s’était entretenu à voix basse et m’avait une nouvelle fois adressé de conserve un signe d’approbation qui agrandissait encore le champ des possibles déjà largement ouvert.

(à suivre)

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