Un hiver en Bretagne – Roman (13)

Comme l’hôtesse d’accueil, la serveuse qui vint poser sur la table le verre de champagne et le hors-d’œuvre remplissait les conditions anatomiques de l’emploi, de face et de dos elle aussi, dans un rapport d’harmonie légèrement différent mais lui aussi agréable à l’œil. Le regard de l’homme assis à la table voisine qui l’accompagna à l’aller et au retour me signifia clairement une approbation dont je feignis de ne pas remarquer qu’elle sollicitait une réponse complice.  La femme assise en face de lui se pencha pour murmurer quelque chose en posant sa main sur la sienne et il répondit par un acquiescement souriant. Mince, de taille moyenne,  il devait avoir vingt-cinq ans, elle, plutôt petite et dodue, avait dépassé la quarantaine. Ils m’adressèrent l’un et l’autre un salut qui me parut signifier un peu plus qu’une pure courtoisie commensale. Le champ des possibles était largement ouvert.

Le champagne était servi dans un vrai verre à vin, un verre tulipe. La précision était justifiée par le contre-sens de la coupe et de la flûte, la première vraisemblablement imaginée pour un m’as-tu-vu d’étalement, la seconde pour un succédané de transcendance.

Le hors d’œuvre rosé-rouge était incrusté de petits linéaments verts.

– Une préparation de fruits de mer à la coriandre, avait-elle expliqué sans se douter du développement que suggérait la double résonance de l’énoncé.

L’arrivée du homard était prévue dans une petite demi-heure, le champagne était un peu trop froid et mon voyage à la recherche de la coïncidence pouvait attendre un peu.

A la différence du prosaïque seafood britannique, la métaphore française fruit de mer m’évoquait le foisonnement et la puissance de la vie sous-marine, l’exact contraire du fruit de vos entrailles qui avait produit dans mon imaginaire d’enfant l’image désagréable et sanguinolente de la charcuterie, même s’il était béni.

Les neuf mois passés dans le liquide amniotique expliquaient sans doute la complexité des rapports avec cette masse mouvante, puissante et nourricière. L’homophonie française de mère et mer ouvrait la porte à des saillies strictement hexagonales et ne permettait donc pas de parvenir à une conclusion de portée internationale, même si l’on pouvait observer un peu partout dans le monde humain la délicate relation entre la mère et l’enfant et l’attirance ambivalente pour la mer. Ulysse, Jonas, le capitaine Nemo levaient le doigt si l’on demandait des témoignages et Baudelaire dont les rapports avec sa mère furent particulièrement difficiles s’écria dans son poème L’homme et la mer : « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! ». Rapporté à son histoire, chérir la mer offrait des perspectives d’analyse intéressantes.

Quant à coriandre, son genre féminin n’était pas celui auquel on pensait spontanément à cause de –andre qui évoquait le masculin entier quoiqu’un peu diminué quand même d’andropause ou à moitié d’androgyne, il pouvait s’expliquer par le féminin korè qui désignait la jeune fille, encore que le nom grec d’origine fût neutre. La question du genre était beaucoup plus complexe que ne le laissaient entendre certains discours.

Le hors-d’œuvre méritait bien son nom. Hors-d’œuvre était à la cuisine ce que prologue était au théâtre et ouverture à l’opéra : une déclaration d’intention faite en dehors du corps de l’œuvre pour être mise en bouche ou en oreille. De ce point de vue, il n’avait que peu de rapport avec amuse-bouche, encore moins avec amuse-gueule qui désignaient sans beaucoup de finesse la chose dite apéritive. D’autant que ce qui était présenté comme amusant ne l’était pas toujours, ni pour la bouche ni pour l’esprit. En particulier, le discours précédé du « Ce qui est amusant, voire marrant, c’est que… » le plus souvent sans rapport avec son objet et qui témoignait au moins d’un manque d’assurance, au pire de vacuité.

En attendant que le champagne gagne trois ou quatre degrés pour libérer ses arômes,  je remontai sur le ferry.

Le 20 septembre de l’an dernier. Il était 7 h 00.

Quinze heures plus tôt, en même temps qu’il avait libéré le bateau dans les eaux d’Irlande, le largage des amarres m’avait envoyé dans l’ « à Dieu vat » de l’espace marin, « sans mâts, sans mâts, ni fertiles ilots »,  avais-je récité à mi-voix, appuyé au bastingage le temps de la lente traversée de l’immense baie de Ringaskiddy. La passe franchie, je savais que le danger principal venait de la densité du trafic dans le rail d’Ouessant qui n’avait de rail que le nom, ce qui n’était pas très rassurant, même si, malgré la grande sécurité que les parallèles d’acier étaient censées garantir au transport ferroviaire, il arrivait quand même que des trains… déraillassent. Oui. La sonorité particulière désormais inouïe de cet imparfait du subjonctif à la troisième personne du pluriel avait un air d’onomatopée.

Quoi qu’il en soit, mourir noyé ou écrasé n’était pas de l’ordre du choix, pas plus que la peste ou le choléra métaphoriques. On ne s’embarquait pas sur un bateau ou dans un train pour mourir et on pouvait toujours décider de refuser l’alternative pathologisante.

Le dilemme dit cornélien n’existait que pour celui qui se conformait aux règles établies à cet effet. Avant de se battre contre le comte offenseur et père de Chimène qu’il devait épouser, Rodrigue avait seulement tenté de se dire dans un grand monologue qu’il pouvait ne pas jouer le jeu auquel voulait l’obliger son offensé de père. « Stances » qui désignaient ce monologue venaient du verbe latin stare – se tenir immobile – et Rodrigue finissait par décider de ne pas bouger. Il était un peu tôt pour la révolution. Corneille avait sagement décidé de ne pas franchir la ligne de contestation qui séparait le théâtre de la vraie vie et au-delà de laquelle il se mettait en danger. Galilée, qui ne disposait pas de la fiction pour donner le change, l’avait franchie, lui, dans le même contexte théocratique, avant de faire un pas en arrière, un retrait salvateur qui n’allait pas contrarier la rotation de la terre. Ils avaient eu raison. On ne vit qu’une fois.

La préparation avait la complexité des saveurs marines et le champagne commençait à exprimer celle de l’ineffable.

(à suivre)

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