Un hiver en Bretagne – Roman (12)

Devant moi, un beau couvert sur une nappe blanche, et là, à quelques mètres, des hommes et des femmes remuant des bras et des mains comme dans un film au ralenti, d’autres agitant leurs jambes en accéléré.

A l’intérieur de moi qui ne bougeais ni bras ni mains ni jambes, j’entendais, je ne sais pas très bien où,  le discours d’une envie de rire qui disait « tu as le cul entre deux chaises » et celui d’une envie de pleurer qui en remettait une couche en murmurant comme à la fin des comédies de Molière, « tu ne t’en sortiras pas comme ça ».  

La petite machine enfouie et toujours à l’affût qui s’était mise en route pour plaquer le patron-type de la profession sur la femme singulière qui l’exerçait, avait produit en même temps la satisfaction béate de la correspondance parfaite qui dit que tout va bien, que le monde est en ordre et pour toujours comme le chantent les bedaines bourgeoises de Daumier décorées de chaines de montre en or, et la nausée du soulagement que procure cette satisfaction.

Je modifiai mon assise, à la recherche d’une branche à laquelle me raccrocher.

Parce qu’ici et maintenant, il avait suffi de quelques légères variations chimiques et électriques dites de fatigue et de faim pour provoquer une dépression globale et ouvrir les vannes du laisser-aller. Mais oui, un laisser-aller qui n’était pas si grave que ça, comme on dit au tout début, juste quand ça commence, quand on n’est pas encore assez nombreux et qu’on se satisfait de peindre des étoiles sur les vitrines en attendant d’y jeter des pierres.

– Avez-vous choisi ?

Elle était là, une tablette informatique à la main, regardant avec perplexité les deux cartes, fermées,  à l’endroit où elles les avait posées.

J’ignorais quelle branche j’avais trouvée, mais j’y étais agrippé.

– Oui. Le menu Tout homard et une demi-bouteille de Corton 2018. – J’ajoutai en désignant les deux cartes : J’avais choisi en faisant la réservation.

– Très bien, dit-elle en tapotant sur la tablette. La préparation demande une petite demi-heure. Pour accompagner le hors d’œuvre qui vous est proposé, souhaitez-vous un autre vin servi au verre ou directement le Corton ?

– Je prendrai un verre de champagne, brut.

Elle hocha la tête.

– Et puis, si vous disposez d’un moment à la fin du dîner, et si cela vous convient, pourrions-nous parler de Térence ? L’auteur comique, bien sûr.

Elle eut un grand sourire.

– Ce sera avec plaisir.

Elle récupéra les cartes et se dirigea vers une des tables où on l’appelait.

Quand je m’entendis penser que choisir le même menu et le même vin ne concernaient que l’apparence, je sus que j’avais rétabli les bonnes connexions électriques et relancé la chaine des réactions chimiques positives.

J’adressai à mon ordinateur un clin d’œil invisible à l’œil nu et donnai un coup de rame qui me ramena dans le courant.

Comme l’eau du fleuve où se baignait le philosophe éphésien, tout était toujours nouveau, dont le philosophe lui-même, surtout quand il s’agissait de chardonnay bourguignon accompagnant un homard breton choisis dans le même restaurant et à la même table par le même voyageur qui arrive en Bretagne deux 20 septembre consécutifs.

Se produisit alors l’infime variation de tonalité qui signifie la mauvaise appréciation d’un indice ou son omission et qui s’estompe aussitôt. Il était inutile de tenter un passage en force.

Cette année j’étais arrivé en fin d’après-midi alors que l’an dernier j’avais débarqué en tout début de matinée.

A 7 h 00 le ferry était entré au port. La délicate manœuvre d’approche et l’accostage sans heurts du mastodonte avaient été effectués avec un doigté aussi précis que celui du plafond de la chapelle Sixtine.

Lors de ma première et unique expérience de pilote, en eau douce et sur un bateau de six mètres environ, je m’étais surpris à chercher le frein à main dans l’attente du franchissement de la première écluse sur le canal du Rhône au Rhin devant laquelle j’avais tourné en ronds plus qu’approximatifs, cognant avec une belle régularité la coque contre les pieux de la berge judicieusement arrondis. 

Sur le quai, la bruine faisait luire les cirés des hommes tirant les aussières jetées du bateau jusqu’aux bornes qui recevaient leur œil de corde cerclée de fer. C’est ce qu’aurait sans doute écrit Victor Hugo s’il s’était laissé aller, lui aussi,  à la contemplation lyrique de ces condensés d’épopée maritime. Les câbles tendus, le géant des mers se trouvait dans une posture qui évoquait maintenant celle de Gulliver immobilisé par les ficelles lilliputiennes.

Compte tenu de la largeur et de la profondeur du fossé qui séparait cette espèce minuscule de l’immense espèce humaine, le rapprochement pouvait être contestable. Non seulement les tout petits Lilliputiens étaient continuellement en guerre contre leurs voisins, ce qui témoignait assez de leur débilité, mais encore et surtout ils se tuaient à cause d’une divergence sur le côté de l’œuf qu’il convient de briser quand il est cuit à la coque, alors que les hommes,  eux, grands comme l’on sait,  ne se massacraient en nombre – quelques dizaines de milliers ou de millions de temps en temps – que pour des raisons correspondant à leur mesure et à côté desquelles cette histoire de coquille d’œuf brisée à la petite cuillère ou à la pointe du couteau était parfaitement ridicule. Quels bouffons que ces petits bonshommes mesquins avec leurs coques d’œuf ! Les seules coques fécondes méritant d’être prises en considération dévastatrice étaient celles des navires que les hommes grands et surtout les grands hommes se plaisaient à exploser à coups d’obus et de torpilles en poussant des cris de joie militaire.

(à suivre) 

Laisser un commentaire