Un hiver en Bretagne – Roman (11)

Le plus efficace était de tenter de revivre cette journée. Une entreprise délicate qui sollicitait toutes les mémoires, notamment celle des affects dont aucune machine ne pourrait jamais disposer, quels que soient les méga ou gigaoctets de ses RAM ou ROM ou Flash.

Si l’homme était capable de créer tous les artifices imaginables, jusqu’à rire de son propre rire en en plaquant la mécanique sur un animal-transfert pour se donner l’illusion de sa maîtrise  – outre le dessin de la vache fromagère hilare en abyme, il avait imaginé une petite boîte ronde percée de trous appelée « boîte à meuh » qui devait être retournée pour que le meuglement soit émis de manière à amuser, et moins les enfants que les adultes –,  s’il savait construire des machines capables de calculer à la vitesse de la lumière ou de produire des phrases d’apparence intelligente aux contenus aléatoires à partir des données qu’il avait lui-même fournies en vrac, il était impuissant à reproduire artificiellement la mémoire spécifiquement humaine, celle qui construit à l’aune de la singularité de l’individu le seul réel dont il a la conscience intime qu’il est le seul vrai.

Comme il me restait une centaine de mètres à parcourir, je réalisai brusquement que si la coïncidence que j’essayais d’élucider était celle de deux dates, il était possible que le 20 septembre ne soit qu’un simple indice. Je devais envisager que la cause se trouvât dans l’épisode du restaurant et examiner si l’envie de retrouver le Tout homard n’était pas qu’un prétexte.

Je ralentis pour me donner le temps d’amorcer le processus.

La traversée de nuit depuis Cork s’était faite par mer calme et le ferry était arrivé à Roscoff à l’heure prévue.  Un peu plus tôt, une douce musique du folklore breton s’était répandue dans les cabines et sur les ponts, puis une voix féminine, douce et apaisante comme celle des aéroports, des gares ferroviaires et des ascenseurs, avait annoncé qu’il fallait remettre les montres à l’heure française, et que le bar et le restaurant libre-service étaient ouverts. Elle avait ensuite donné les consignes pour le débarquement avant d’indiquer que la température extérieure était de treize degrés Celsius et qu’il pleuvait légèrement. Au bar, quelqu’un avait assuré sur le ton de la certitude scientifique que c’était un temps breton. Je m’étais contenté d’un simple expresso siroté debout en équilibre instable devant une des grandes baies vitrées de la salle du libre-service, alors que le ferry s’offrait un léger roulis au large de Batz. Plutôt que le petit-déjeuner à la va-vite qui sent le lever tôt des fins de voyage, j’avais choisi celui de l’hôtel L’Orme dont mon guide hôtelier soulignait la qualité et où j’avais prévu de séjourner un ou deux jours.

J’apercevais l’enseigne de L’Armor quand je me sentis soudain submergé par une immense vague de fatigue. L’image qui me vint fut celle de l’affaissement d’une voiture dont les quatre pneus seraient brusquement dégonflés en même temps. Je m’appuyai contre le mur d’une maison. De l’autre côté de la rue, un commerçant éteignait les lumières de son magasin d’alimentation et sortait pour verrouiller la porte. Il jeta un coup d’œil autour de lui,  découvrit ma présence et resta là, à m’observer, se demandant sans doute si j’attendais qu’il eût tourné les talons pour cambrioler son épicerie. Je pris mon téléphone portable, fit semblant de composer un numéro, puis de parler à quelqu’un, et il s’éloigna lentement en tournant régulièrement la tête pour voir si je n’allais pas sortir un pied de biche de ma poche.

Je m’étais réveillé à quatre heures sans pouvoir me rendormir, puis j’avais parcouru près de six cents kilomètres, parfois sous la pluie, et je n’avais avalé qu’un demi sandwich à midi. Mon corps réclamait des calories. La dépression physique bloqua ma lucidité et j’occultai le fait que si mon corps en manquait, mon esprit en manquait aussi.

Une femme vint m’accueillir dès que j’eus poussé la porte. Une femme jeune, souriante, que je trouvai attirante. Ce n’était pas ce constat qui aurait dû m’alerter – en soi, il était l’expression banale d’un érotisme subjectif – mais ce qui m’apparut comme l’évidence d’une adéquation censée aller de soi : elle était hôtesse donc elle devait être jeune, souriante et attirante.

– Bonsoir, monsieur.

–  Bonsoir. J’ai réservé un couvert, au nom de Térence.

Elle me précéda vers la réception, repéra le nom sur la page du grand agenda et le surligna d’un trait de marqueur jaune citron.

– Vous êtes un descendant de l’auteur comique latin ? me demanda-t-elle en m’adressant un sourire malicieux.

Et là, au lieu de répondre avec le même sourire ou un sourire approchant que, non, je ne l’étais pas,  ou, mieux encore et de manière à faire comprendre que j’entrais dans son jeu, que je l’étais, mais oui, bien sûr, et en ligne directe, j’entendis sortir de ma gorge un bruit obscène, un faux-rire d’une niaiserie confondante dont j’eus conscience une demi-seconde trop tard pour pouvoir le bloquer.

L’air gentiment désolé qu’elle arbora alors signifiait clairement : Vous êtes étonné qu’une hôtesse de restaurant connaisse la littérature latine, n’est-ce pas ?

Trop tard, en effet.

– Je vous prie de m’excuser de ne pas avoir su arrêter la bêtise à temps. Et le mot est faible.  

– Je vous excuse d’autant plus volontiers que – elle marqua un léger temps d’arrêt et retrouva son sourire – vous vous punissez vous-même.

Elle connaissait vraiment et, à mon hochement de tête, comprit que je connaissais aussi.

– Où souhaitez-vous vous installer, monsieur Térence ?

Trois tables étaient occupées, chacune par un couple. Celle de l’an dernier était libre et je la désignai. Elle m’y accompagna en prenant au passage les cartes des menus et des vins.

– Je vous laisse choisir et je reviens prendre la commande.

Elle s’éloigna. Le dos valait le devant, oui, mais ce nouveau constat qui ne suscita ni fantasme ni réaction organique était impuissant à évacuer le malaise provoqué par ma réaction incontrôlée. Pas plus, du reste, que ma demande d’excuse et son acceptation.

Le problème n’était pas la honte – je lui avais réglé son compte depuis longtemps – mais la fragilité.

(à suivre)

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