LA CAUSE PREMIERE (7)

Dans les contes-récits racontés aux enfants, ce n’est pas tant la nature sociale des personnages – princes, rois, paysans, pauvres, riches –, qui importe que les constantes-affects (amour, haine, pouvoir, rivalité, violence, beauté, laideur etc.) incarnées et vécues par ces personnages-archétypes (hommes, animaux) dont les corps se meuvent dans des environnements à la fois symboliques et métaphoriques (palais, chaumières, forêts). Ils sont de purs récits dans le sens où tout discours explicite est banni : c’est l’enfant-auditeur qui va le construire dans un champ d’interprétation que lui ouvre l’exacte répétition du déroulé du conte qu’il exige du narrateur auquel il demande de raconter encore et encore.

Dans les contes-discours qui pourraient être ceux de la philosophie, ce sont les personnages qui sont exclus – d’une certaine manière, Nietzsche est une exception dont je préciserai la nature – ; les figures actives, en mouvement, sont les constantes-pensées de l’esprit, qui prennent la forme d’idées, de concepts, d’abstractions. Comparativement aux contes-récits, on pourrait être tenté de dire que ce sont les personnages qui doivent être imaginés : en réalité, il n’y a qu’un personnage, un seul,  et il n’est pas à imaginer : le lecteur lui-même.

Dans La phénoménologie de l’esprit, pour expliquer de ce qu’est la dialectique, Hegel prend l’exemple de l’ ici. La question « qu’est-ce qu’ici ? » va produire une réponse première, spontanée (= c’est cette maison) puis une négation de cette réponse (= non, c’est cet arbre) puis la négation de la négation (= ici ne peut pas être défini négativement), puis une analyse qui se développe sur des centaines de pages.

La réponse première, spontanée, si évidente ! (= c’est cette maison), est celle du lecteur, vous, moi, qui s’est placé sans le moindre doute devant la maison… puis s’est tourné avec moins de certitude du côté de l’arbre… et qui découvre alors avec des yeux ronds la dimension vertigineuse d’un questionnement dont il réalise qu’il découle de cette réponse première. Un questionnement dont la complexité est inversement proportionnelle à la simplicité de sa réponse à une question si facile ! Comme, dans le Lachès de Platon, la réponse, si évidente ! du général à la question si facile ! de Socrate « Qu’est-ce que le courage ? ». « Se battre face à l’ennemi sans reculer » va se heurter à l’objection de la tactique des Scythes qui commencent par fuir pour mieux attaquer ensuite.

 Le questionnement prend dans le livre de Hegel la forme d’un long discours obscur, abscons même pour l’auteur de la réponse première ; il est tout à fait  possible qu’il  le ferme d’un geste irrité ou ironique ou dégoûté ou malheureux, car il ne comprend pas encore qu’il s’agit du discours/récit de son propre questionnement, le plus souvent juste ébauché et vite repoussé parce qu’il laisse entrevoir les abysses labyrinthiques de son esprit ; un discours/récit non immédiatement compréhensible, bien sûr, mais tout comme l’est – au-delà des différences de formes  – celui de Les trois petits cochons et le grand méchant loup ou de Boucle d’or et les trois ours , de La jeune fille à la perle (Vermeer), de La maison du pendu (Cézanne) de Parsifal (Wagner)…

Nietzsche connaît les obstacles à l’acceptation du concept, où conduit par exemple le questionnement sur la matrice des contes-récits pour enfants,  et ne se fait aucune illusion :     

« Si d’aucuns trouvent cet écrit incompréhensible, si l’oreille est lente à en percevoir le sens, la faute, me semble-t-il, n’en est pas nécessairement à moi. Ce que je dis est suffisamment clair, à supposer, et je le suppose, que l’on ait lu au préalable, sans s’épargner quelque peine, mes ouvrages antérieurs : car, j’en conviens, ceux-ci ne sont pas d’un abord très facile. » (Avant-propos de La généalogie de la morale – 8)

La conclusion pose la question du temps et de son rapport avec la « modernité »  :

 « Il est vrai que, pour élever ainsi la lecture à la hauteur d’un art, il faut posséder une faculté qu’on a précisément le mieux oubliée aujourd’hui – et c’est pourquoi il s’écoulera encore du temps avant que mes écrits soient « lisibles » –, une faculté qui exigerait presque que l’on ait la nature d’une vache et non point, en tous les cas, celle d’un « homme moderne » : j’entends la faculté de ruminer… »

Quelle herbe, exactement ?

 (à suivre)

3 commentaires sur « LA CAUSE PREMIERE (7) »

  1. Impatiente de lire la suite, la philosophie comme art d’écriture et de lecture, cela me plaît….
    Juste un petit grain de sel peut-être inapproprié (?) :
    « Aucun homme ne marche jamais deux fois dans la même rivière, car ce n’est pas la même rivière et ce n’est pas le même homme. » Héraclite. Parler de cause première est sous-entendre effet(s) secondaire (s), opposer créateur et créature, l’être et sa fin, opposer cause et effet, bref rester dans le dualisme. L’impermanence de chaque chose n’implique-t-elle pas l’existence de l’un, indivisible en cause et effet ? A ruminer…

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    1. Merci pour ce grain de sel qui apporte une pointe de saveur. D’accord avec l’interro-négation qui précède la rumination. Maintenant, tout dépend du sens que tu donnes à « parler de » : parler de la cause première supposée existante pour tenter de l’identifier, ou parler de la validité du concept ? Telle est la question que pose l’ambiguïté du titre des articles. La conclusion à laquelle je vais parvenir – j’en approche, sans que je sache encore exactement quelles étapes il me reste à franchir – devrait y répondre.

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