Conte de Noël (6)

On frappa. Hortense Delamarre était accompagnée
d’une femme d’allure imposante au visage plein. Elle
entra d’un pas décidé et se planta au milieu de la
pièce. Elle était coiffée d’un bonnet d’astrakan,
portait un duffle-coat vert bronze sur un pull gris en
grosses mailles et un fuseau noir pris dans des bottes
fourrées. La présence des trois hommes dans le
bureau de la surveillante ne parut pas l’émouvoir.
– Laure Gagnin, sage-femme, se présenta-telle d’une voix énergique avant que Castelin ait pu
dire un mot. Le directeur m’a fait appeler d’urgence.
Que se passe-t-il ? Personne n’a rien voulu me dire !

Ses yeux noirs, vifs, exprimaient une vive
irritation. Castelin la pria de s’asseoir. Elle se posa
sur le bord de la chaise, ramenant sur elle le sac
qu’elle portait en bandoulière. L’infirmière resta à
debout à côté d’elle. Elle écouta Walkowski, les yeux
écarquillés, la main sur la bouche, dans un état de
sidération, puis elle leva la tête vers sa collègue,
comme pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une
très mauvaise plaisanterie.

Elle eut une réaction brusque, comme pour se débarrasser d’un fardeau, se leva d’un coup et pointa un doigt en direction du commissaire.
– Et vous dites que c’est quelqu’un du service qui
a tué ces pauvres enfants ! – Sa tête était agitée de
petites secousses – Comment pouvez-vous dire ça !  Non ! C’est impossible !
Elle répéta plusieurs fois « impossible ! ».
Walkowski avait repris son stylo.
– Pouvez-vous répondre à quelques questions, madame Gagnin ?
Tendue, au bord d’une nouvelle explosion, elle réussit à se calmer et hocha la tête en se rasseyant.

– A quelle heure avez-vous fini votre service hier soir ?
– Vers vingt-heures.
– Votre présence n’était pas nécessaire pour la césarienne ?
Elle eut une seconde d’hésitation.
– Non.
– Madame Gagnin, à l’exception de ce qui concerne l’enquête, rien ne sortira de cette pièce. Je vous repose ma question.
La sage-femme leva les yeux vers sa collègue qui eut un léger battement des paupières.
– Je pense que le docteur Grand a provoqué la césarienne.
– Provoqué ?
– Pour moi, il n’y avait pas d’urgence et… je ne suis même pas vraiment certaine qu’elle était nécessaire. Mais là, je peux me tromper.
Walkowski s’adressa à Hortense Delamarre.
– Cette décision du docteur Grand pourrait-elle
avoir un rapport avec ce dont vous m’avez parlé ?
– Laure est au courant de la liaison du docteur et de la surveillante, comme tout le monde.
– Oui, mais ça n’a aucun rapport ! Je vous répète que le docteur Grand n’a rien à voir avec la mort des enfants !
– Quand la surveillante reprend-elle son service ? Laure Gagnin interrogea du regard sa collègue.
– Nadège Canet est en vacances depuis hier soir, pour une semaine, répondit Hortense Delamarre. Chaque année, elle loue un chalet dans les Alpes. Pour Noël ou le premier janvier. Cette année elle était
de service pour Noël.
– Bien. – Il consulta brièvement du regard le juge
et le procureur – Je vous remercie. Vous pouvez
toutes les deux rejoindre le directeur. – Il prit son calepin et son stylo – Je vous accompagne.

                                                          *

– J’ai parlé au directeur. Nadège Canet a une cinquantaine d’années, elle est divorcée et mère de deux enfants qui la rejoignent
pour les vacances. Il m’a dit qu’il était au courant de la liaison. C’est bien un secret de polichinelle. Il m’a confirmé qu’Henri Grand n’a pas envie de prendre sa retraite et qu’il fait tout pour reculer l’échéance.
– Bon. Il n’a pas envie de prendre sa retraite, il a
précipité ou inventé la césarienne pour avoir une
bonne raison de sortir de chez lui le soir du 31, sans
doute pour retrouver la surveillante
dans son bureau, récapitula Castelin, mais rien de tout cela ne constitue un mobile pour…
La vibration du portable du commissaire l’interrompit.

Boustin. Walkowski prit l’appel en activant le haut-parleur.
– Nous t’écoutons, Damien.
– Je suis chez le docteur Grand. Il est à côté de moi. J’ai commencé par examiner le bureau. J’ai trouvé un journal intime dans un tiroir de son bureau. Ecoutez, patron, – la voix de l’inspecteur trahissait une grande nervosité – la dernière page écrite, c’est le texte de la lettre anonyme. Mot pour mot et c’est la même écriture. Il n’y a
pas le moindre doute. Le reste du journal aussi. Il manque trois pages au début. Elles ont été découpées. – Est-ce qu’il a protesté quand tu as voulu fouiller son bureau ? – Non. – Est-ce que le tiroir était fermé à clef ? – Non.
– Bien. Amène-le à la PJ avec le journal  et les autres documents écrits que tu peux trouver.
Ils entendirent Boustin donner l’information et Grand demander avec insistance à parler au commissaire.
– Je vous le passe, annonça Boustin.
– Commissaire, mon épouse est très fatiguée. Je lui
ai donné un calmant hier soir et une garde-malade est
restée auprès d’elle pendant que j’étais à l’hôpital.
Elle vient de partir. Jeanne va se réveiller d’un
moment à l’autre et elle n’est pas dans un état qui lui
permette de rester seule.
– Un instant.
Il se concerta brièvement avec Castelin et de Lavour.
– Monsieur Grand ? Passez-moi l’inspecteur… Damien ? Je viens. Tu restes avec lui et tu ne le perds pas des yeux. Même si sa femme le demande.
Grand avait entendu. Boustin lui demandait de se calmer.
– Je vous attends. Je vous donne l’adresse.
Walkowski nota le renseignement, coupa la communication et se leva.
– Quelque chose vous gêne, commissaire ?  demanda de Lavour en nouant son écharpe.
– Le journal dans un tiroir pas fermé à clef et l’absence de protestation quand Boustin l’a saisi.
– Le fait est qu’il n’a pas paru contrarié quand vous lui avez annoncé qu’il serait accompagné par un inspecteur pour une perquisition.
Castelin remontait la fermeture Eclair de son blouson. De Lavour nouait son écharpe. Ils se serrèrent la main. Le procureur et le juge se rendaient au palais de justice d’où ils prendraient contact avec
la mairie et la préfecture pendant que Walkowski poursuivrait l’enquête depuis la PJ.
Il prenait son pardessus quand le portable vibra de nouveau. Duroc.
– Je suis chez monsieur Champin, commença
l’inspecteur avec son calme habituel. Il est à côté de moi et j’ai mis le haut-parleur. Il occupe deux pièces au séminaire de Saint-Irénée. J’ai trouvé dans ses papiers la lettre anonyme ainsi que d’autres textes,
écrits à la main ou tapés à la machine. Il y a en a un,
en particulier, qui parle d’un massacre d’enfants. Il est écrit à la main mais l’écriture est très différente de celle de la lettre.
– La lettre est la seule qui soit de cette écriture ?
– Non. Il y a aussi trois textes. Je les ai parcourus, c’est le même délire.  Ils sont dans une chemise qui porte les initiales JG. Les autres, qui sont écrits à la main, dont celui du massacre d’enfants, sont du genre pattes de mouche. Apparemment, c’est l’écriture de monsieur Champin.
Walkowski entendait dans le combiné les protestations de l’aumônier.
– Il dit qu’il s’agit des saints innocents du Nouveau Testament et il voudrait vous parler.
– Passe-le-moi, René.
– Votre inspecteur parle de l’homélie que j’avais préparée pour la messe de minuit et…
– Celle de Noël ou celle de cette nuit ?
– Celle de cette nuit, évidemment ! Il s’agit d’un épisode de l’évangile de Saint-Mathieu et…
– Je connais. Repassez-moi l’inspecteur… René ? Amène monsieur Champin à la PJ et apporte les documents que tu as trouvés.
Il ignora les nouvelles protestations, coupa la communication et entreprit de mettre bout à bout les informations qu’on venait de lui communiquer : la lettre anonyme
envoyée au Progrès faisait partie du journal intime trouvé chez le médecin… Cette même lettre, écrite de la même main, se trouvait également chez l’aumônier avec un texte écrit de sa main relatant un massacre d’enfants, celui dit des saints innocents, à l’en croire.

Il s’apprêtait à sortir quand Lestable arriva. Le directeur avait dû passer sous la douche et s’était changé. Ce n’était plus le fêtard éméché de tout à l’heure mais l’administrateur qu’il devait être habituellement.
– J’ai mobilisé des médecins, des infirmières, des
psychologues, la sage-femme que vous venez de voir,
annonça-t-il. J’ai seulement dit que la situation était
exceptionnelle. Ils commencent à arriver. Je pense
qu’il faudrait les informer. De toute façon, les deux
infirmières et la sage-femme sont au courant.
– Je suis d’accord, mais demandez-leur de ne rien divulguer. Le procureur et le juge vont rencontrer le préfet et le maire.  C’est eux qui vont gérer la situation et qui prendront contact avec les médias.
– C’est noté. De notre côté, nous allons devoir informer les mamans,
les familles… Je ne sais pas encore comment… Les psy sont en train d’y réfléchir et les avis sont partagés. Moi, je serais partisan de réunir tout le monde et de dire ce qu’on sait.
– Je partage votre point de vue. Il s’agit d’un crime collectif.
Lestable la main sur la poignée, hésitait.
– Le moment  difficile à gérer, c’est lorsque les
mamans vont se réveiller… On ne pourra pas tenir
très longtemps… Est-ce que… est-ce que vous avez
une idée de celui qui a fait ça ?
Walkowski consulta sa montre. Quatre heures.
– Je pense que je le saurai dans une heure ou deux.
– Vous pourriez m’appeler ? Il me semble que si on sait de qui il s’agit, la réalité sera… comment dire… peut-être moins difficile à admettre ?
– Je vous appelle dès que je peux.
– Bien. Autre chose. La chambre 10.
– Legendre.
– Oui. Que sait-il exactement ?
– Je lui ai simplement parlé de mort d’enfant, sans
plus de précision. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire
de lui en dire plus pour le moment.
– Il veut ramener tout de suite sa femme et son fils
chez eux. Grand a signé la sortie. Vous êtes d’accord ?
Walkowski hésita brièvement avant d’acquiescer.
Il n’avait toujours pas identifié ce qui l’avait intrigué
quand il avait parlé au menuisier.
Il  demanda à Lestable où il pouvait trouver l’interne qu’il voulait voir avant de partir. Il précisa en voyant sa mine inquiète qu’il n’était plus suspect. Lestable le conduisit vers l’ascenseur réservé au personnel et
appuya sur le bouton du troisième étage en précisant que la salle de garde était à gauche dans le couloir, juste après l’entrée du service. Malhuc ne parut pas surpris de le voir quand il ouvrit la porte.

                                            *
En revenant dans le service, il rencontra la famille Legendre
dans le hall. Elle, serrait contre elle le bébé
emmitouflé, lui, portait à la main une valise et un
grand sac grisâtre suspendu à l’épaule. Les deux
étaient hirsutes, habillés à la va-vite, pressés de partir.
Legendre adressa au commissaire un signe de tête, elle,
un vague sourire. Dehors, le froid les saisit. Le sol était
gelé et le grésil qui commençait à tomber formait déjà
une pellicule glacée. Depuis la tempête, l’hiver s’était
brusquement installé avec une bise persistante et la
température était tombée au-dessous de zéro. La neige annoncée commençait à tomber. Il les accompagna
jusqu’à la camionnette. Legendre avait calé un couffin
à l’arrière entre la banquette et son outillage. Elle
voulut absolument l’installer sur la banquette, entre
elle et lui. Walkowski fut sur le point de dire
qu’il valait mieux le laisser derrière, pour des questions
de sécurité, mais il y avait ce matériel en équilibre plus
ou moins stable, et il laissa faire. Legendre déposa la
valise et le grand sac au milieu des outils. La fermeture
à glissière du sac était mal tirée et avant qu’il fasse
coulisser la porte, Walkowski distingua un bout de
combinaison de chantier de couleur verte.
Il le regarda manœuvrer. La camionnette venait de
franchir la barrière du parking quand lui revint la
question que lui avait posée Legendre : « Dites,
monsieur le commissaire, vous êtes sûr que je pourrai
rentrer à la maison avec eux ? ».
                                                *
La neige tombait maintenant à gros flocons. Le médecin habitait une villa cossue dans leshauteurs de Sainte-Foy et il sentit un manque
d’adhérence dans les derniers virages en épingle à
cheveux de la montée de Choulans. Il arrêta sa voiture
derrière celle de Boustin déjà couverte de neige
et parcourut une dizaine de mètres sur une allée
gravillonnée avant de parvenir à une porte de bois
sombre surmontée d’une verrière.
Il tourna la poignée. Le panneau pivota sans bruit.
Il entra et referma. Il se trouvait dans un hall d’où
partait un couloir discrètement éclairé par des
appliques murales ; sur le sol, au fond à gauche,
un étroit rectangle de lumière s’échappait d’une porte
entrouverte. Sur la droite, s’élevait un large escalier en bois massif à balustres ouvragés. Les marches étaient recouvertes d’un tapis flammé maintenu par des barres de cuivre.

Il s’avança, passa sa main sur le bois poli, pensant à l’escalier en béton de
la villa de Reblot et s’arrêta dans le carré de lumière.
Grand était assis dans un fauteuil-club de cuir
fauve. Il portait une veste d’intérieur écossaise sur un
pull fin à col roulé, un pantalon de laine épaisse, des
chaussons de cuir noir et faisait tourner lentement un
liquide ambré dans un verre ballon.

Il tourna la tête, aperçut Walkowski dans la pénombre du couloir et ne réagit pas.

A côté du fauteuil, un guéridon supportait un cendrier massif et
une carafe contenant le même liquide. Au centre, un
bureau à cylindre, ouvert, et un cahier noir bien en
évidence sur un sous-main de cuir jaune patiné.

Un décor de roman anglais.

Il avança sur le seuil. Boustin se leva d’un canapé Chesterfield et vint le rejoindre. Ils s’éloignèrent un peu dans le couloir.

– Comment est-il ?
– Depuis le coup de fil, très calme.
– Sa femme ?
– Elle dort à l’étage. Elle n’a pas bougé.
Walkowski le mit au courant des découvertes de Duroc et lui dit qu’il pouvait rentrer chez lui.
– On abandonne la perquisition ?
– Elle ne donnera rien. Chez l’aumônier non plus. – Ah… Vous savez ? – Oui. Je dois seulement me décider à regarder ce que je n’ai pas envie de voir. Je ferai le point avec l’équipe après-demain.  Fais attention, la route est glissante.  Ton épouse et tes enfants ont besoin que tu sois là pour leur souhaiter une bonne année quand ils se réveilleront.
Ils se serrèrent la main.

Quand Boustin eut franchi la porte, Walkowski réalisa qu’ils ne s’étaient pas présenté leurs vœux.
Il revint dans la pièce, se défit de son pardessus
qu’il posa sur le canapé et s’installa devant le bureau.
Il alluma la petite lampe à abat-jour vert.

Grand le regardait, impassible, un vague sourire aux lèvres.
Walkowski alla directement à la dernière page du
journal avant de revenir à la première et de le feuilleter.

– De quelle maladie souffre votre épouse, docteur ? demanda Walkowski en désignant le cahier.
Le médecin avala une gorgée. Ses yeux s’étaient chargés d’ironie.
– Qu’est-ce qui vous autorise à croire que c’est elle qui…
Walkowski l’arrêta d’un geste de la main.
– Je ne crois rien. Je vous demande seulement d’arrêter ce jeu.
Grand se contenta de porter une nouvelle fois le verre à sa bouche.
– Bien, reprit Walkowski en ouvrant à nouveau la dernière page et en posant le doigt dessus. Si l’écriture et l’envoi d’un tel texte à un journaliste ne constituent pas un crime, ils indiquent au moins un déséquilibre. Vous êtes mieux à même que moi d’en mesurer la gravité.
Grand se contentait de siroter le contenu de son verre avec le même regard provocant. Ce qu’il devinait de ses difficultés retint Walkowski de se lever pour aller le lui ôter des mains. Il décida de modifier son angle d’attaque.
– Hier, en début de soirée, on vous a appelé pour une césarienne.
Il observa un raidissement du médecin. Son regard
avait brusquement perdu son éclat.
– Compte tenu des circonstances, nous allons faire procéder à une
expertise. – Il n’y avait pas le moindre rapport, mais il
comptait sur la tension à laquelle était soumis le
médecin pour faire passer le raisonnement et les sous-entendus censés l’inquiéter. – Vous devrez peut-être
expliquer pourquoi il vous fallait une raison pour ne
pas être chez vous, le soir du 31 décembre. Sans
attendre le résultat de l’expertise, votre épouse pourra
sans doute m’aider à trouver un début de réponse
quand elle sera réveillée.
Grand qui avait vidé son verre le posa brutalement
sur le guéridon et se pencha en avant.
– Laissez Jeanne en dehors de ça ! lança-t-il avec
une violence contenue en levant un visage inquiet en
direction du plafond.
Le médecin faisait effort pour recouvrer son calme et
composer un personnage maître de lui, distancié. Il
déboucha la carafe et la pencha sur son verre sans
pouvoir empêcher le heurt cristallin répété de l’une
sur l’autre. Le commissaire jeta un coup d’œil dans
la pièce. Elle était meublée avec goût, chaude,
confortable… mais il manquait quelque chose.

Grand avait reposé la carafe et pris son verre.
– Ce journal, commissaire, commença-t-il à
expliquer en adoptant un ton de confidence amusée,
est pour moi une sorte de jeu… de défoulement, si
vous préférez. C’est nécessaire dans mon métier, vous
le savez… les canulars, les histoires de carabins… je
n’insiste pas ! – Il se pencha légèrement avec un air
de gravité – Cette fois, j’en conviens, je suis allé un
peu loin, trop loin… Mais comment aurais-je pu
imaginer une coïncidence aussi dramatique ? Parce
que vous ne croyez tout de même pas que c’est moi
qui ai tué ces malheureux enfants !
– Je vous demande une dernière fois de cesser ce
jeu, monsieur Grand ! répliqua Walkowski. Il n’y a
aucun canular, vous le savez
aussi bien que moi !
Grand avala une rasade.
– Reste à clarifier certaines choses. – Il ouvrit le
cahier – D’abord, les pages manquantes du début.
Grand balaya la remarque d’un geste.
– Des ratages, tout simplement.
– Et les fautes d’accord ? – Les fautes d’accord ? Quelles fautes d’accord ? – Vous êtes l’auteur de ce journal ? C’est bien ce
que vous affirmez ?
– Oui !
– J’ai trouvé plusieurs passages où les accords
indiquent clairement que l’auteur est une femme.
– Ah oui… de simples distractions.
– Des distractions… Et ceci – il tourna une ou
deux pages – « Je serai lui pour me punir de ma
féminité », c’est vous qui avez écrit ça ?
Grand répondit par une mimique et un geste de la
main qui signifiaient : pensez ce que vous voulez, ça
m’est égal.

– Monsieur Grand, ce n’est pas vous qui écrivez ce
journal, mais votre épouse. Après que je vous ai appelé,
vous avez découpé les premières pages sans doute
parce qu’elles le révèlent de manière évidente, mais
en faisant cela, vous avez commis une erreur… du
moins si je me place de votre point de vue.
A en juger par l’inquiétude qu’il vit apparaître sur
son visage, Walkowski sut qu’il avait marqué un
point important.
– Ce qui aurait été habile, c’était essayer de me
faire croire que vous écriviez un journal en adoptant
un point de vue féminin, comme si vous étiez une
femme, donc de le laisser tel quel. Là, vous auriez pu
soutenir la thèse du jeu, du défoulement avec une
certaine crédibilité. Je ne suis pas certain qu’elle
aurait résisté longtemps, mais elle était soutenable.
Grand s’appliquait maintenant à le regarder fixement.
– Seulement, continua Walkowski en posant les
coudes sur le bureau, il aurait fallu convaincre ensuite
de votre bonne santé mentale… sinon de votre
innocence. Un médecin capable d’écrire de pareilles
énormités et qui veut continuer à exercer en essayant
de différer sa mise à la retraite… Mais laissons de
côté la question mentale. Comment expliqueriez-vous
ce que vous appelez la coïncidence entre l’annonce
d’un… – il rechercha l’expression – « acte sanglant
d’une extrême violence » et le massacre de cette
nuit ? Qui pensez-vous pouvoir convaincre qu’il
s’agisse d’une coïncidence ? Et pourquoi voulez-vous
faire croire que c’est vous qui êtes l’auteur du journal
et de la lettre, au risque de vous faire accuser du
meurtre de ces nouveau-nés ?
Grand eut un haussement d’épaules.
– Je ne les ai pas tués, vous le savez parfaitement !
– Je repose ma question : pourquoi vous acharnez-vous à me faire croire que c’est vous qui écrivez ce journal ?

Grand leva une nouvelle fois la tête en direction de
l’étage avant de fixer silencieusement Walkowski,
puis se laissa aller contre le dossier du fauteuil et
ferma les yeux. Le commissaire connaissait bien ce
moment particulier où tout peut basculer. Au bout de
quelques secondes, Grand s’avança sur le bord du
siège et regarda le commissaire droit dans les yeux.
– Jeanne est malade. Gravement malade. Elle
développe depuis quelques mois une pathologie
neurologique complexe, lourde… Psychose
paranoïaque, Alzheimer, ou autre chose, je ne sais pas
exactement. Depuis plusieurs mois, elle écrit un journal
– il désigna le cahier noir – que je lis à son insu pour
comprendre et suivre l’évolution de la maladie.
Walkowski s’appuya contre le dossier de sa chaise.
Grand avait choisi de dire la vérité. Avant, il avait eu besoin d’aller au bout d’un jeu qui de toute évidence lui pesait. Il se doutait bien
qu’on perquisitionnerait chez lui, et s’il avait mis le
journal de son épouse dans le premier tiroir
qu’ouvrirait l’inspecteur, ce n’était évidemment pas par maladresse.
– A-t-elle consulté un spécialiste ?
Grand fit un signe de dénégation.
– Pas encore. J’essaie d’abord de me faire une idée par moi-même.
Là, le ton de sa réponse indiquait qu’il ne disait pas
toute la vérité. Le plus probable était qu’il voulait que la maladie reste secrète pour ne pas compromettre sa demande qui n’avait que fort peu de chances d’aboutir. Mais cela ne concernait pas
directement l’enquête.
– Pourquoi ne pas avoir détruit le journal, ou ne
pas l’avoir caché, tout simplement ?
– Parce que Jeanne en recopie des passages pour
son directeur de conscience ! En particulier, la lettre
de ce qu’elle appelle l’Evénement qu’elle a envoyée
au Progrès ! Vous l’auriez découvert tôt ou tard, si ce
n’est déjà fait ! Et puis, l’écriture de ce journal
contribue peut-être à ralentir le processus
pathologique… – Il eut un petit rire – Après votre
appel, j’ai eu la bêtise d’enlever les premières pages
où elle se présente. Elles sont dans le tiroir central du
bureau, devant vous. Vous aviez raison, j’ai paniqué
quand vous m’avez téléphoné. J’ignorais ce qui s’était
passé dans le service, mais je savais ce qu’elle avait
écrit et je m’attendais à quelque chose. C’était
d’autant plus irrationnel que Jeanne n’est évidemment
pour rien dans le massacre de ces enfants ! Pas plus que moi !
– Ce directeur de conscience, c’est Champin, n’est-ce pas ?
Grand ouvrit de grands yeux.
– Vous le saviez ?
Walkowski pensait à Josiane Reblot.
– Où le rencontre-t-elle ?
– Depuis un peu plus d’un an, elle fait partie d’un groupe de prière qui se réunit à Saint-Georges. Jeanne vient d’une famille bourgeoise du quartier d’Ainay. C’est la religieuse qui lui sert de dame de compagnie qui l’a convaincue d’y aller et qui l’accompagne là-
bas. D’après ce que je sais, Champin dirige plus ou
moins le groupe, et c’est lui qu’elle a choisi comme
confesseur. Je me suis bien rendu compte qu’il lui
mettait dans la tête des idées bizarres, j’ai essayé d’en
discuter avec elle, mais autant vouloir dialoguer avec
un mur ! Quand j’ai vu débarquer Champin à
l’hôpital, je me suis dit que j’allais parler au directeur,
et puis… je ne suis pas parvenu pas à me décider. – Il
leva une troisième fois la tête en direction de l’étage –
Je suis soulagé que ça s’arrête… Il est difficile de
savoir ce qui l’aide ou pas.
En l’écoutant, Walkowski examinait à nouveau la
pièce, essayant de trouver d’où venait cette
impression de manque. Brusquement, il réalisa qu’il
n’y avait aucun cadre photographique, pas la moindre
photo de couple, d’épouse, d’enfants. Un bureau de
célibataire.
– Quelles études a faites votre épouse ?
– Classiques, comme moi. Moi, j’ai choisi
médecine, elle, voulait entrer à Normale Sup.
– Elle voulait enseigner ?
Grand secoua la tête.
– Elle le croyait, oui, mais elle s’est rendu compte
en cours de route qu’elle s’était trompée, et elle n’est
pas allée au bout. Ce qu’elle voulait, c’était écrire…
Il s’interrompit, souleva la carafe.
– Vous en voulez ? C’est du whisky.
Walkowski n’avait pas envie d’alcool. Il demanda
du café. Grand prit le verre et la carafe, se leva et invita Walkowski à le suivre jusqu’à la cuisine.

Appuyé contre le plan de travail, il le regarda s’activer
maladroitement, renversant de la poudre de café, s’y
reprenant à deux fois pour verser l’eau dans le
réservoir. Quand il eut enfin appuyé sur le bouton de
la cafetière, il sortit deux tasses du buffet et les posa
sur la table. Ils s’installèrent l’un en face de l’autre.
– Vous disiez qu’elle voulait écrire…
Grand saisit son verre.
– Je ne sais pas pourquoi je vous raconte ça.
Il avala une gorgée de whisky.
– Elle écrit bien, vous avez pu vous en rendre compte.
Il contemplait l’alcool qu’il faisait tourner lentement.
– Elle voulait consacrer tout son temps à l’écriture… Donc, pas question d’enfants… Du moins, pas tout de suite… Mais, à l’époque, vous savez, la contraception, c’était Ogino ! Et puis, la pilule était interdite par l’église… Alors, quand, au
bout d’un an, elle s’est retrouvée enceinte… – Il eut
un rictus et avala une nouvelle gorgée – Vous devinez la suite ?
– Un avortement ?
– Oui, un avortement ! Elle refusait la pilule au
nom de sa foi et elle n’a pas hésité à se faire avorter !
Il était hors de question que ce soit moi qui le fasse et
hors de question que ce soit à Lyon ! J’ai trouvé une
clinique privée en Suisse. Il y a eu un pépin, elle y a
vu une punition divine… Après, elle a fait une tumeur
et on a tout enlevé ! Elle a traîné ce boulet toute sa
vie, et elle le traîne encore… – Il déglutit péniblement
– Un obstétricien condamné à ne pas avoir d’enfants à
lui ! Vous imaginez ça, commissaire ? J’ai passé ma
vie à mettre au monde des enfants pour les autres, des
milliers d’enfants et il faudrait que je me résigne à ne
plus…
Il pâlit brusquement en réalisant ce qu’on pouvait
induire de cette frustration.
– Vous ne croyez tout de même pas…
Walkowski pensait encore à Josiane Reblot, qui
s’était suicidée, à Jeanne Grand, qui avait écrit un
texte délirant pour annoncer un massacre, et aussi à…
– Dites, commissaire, vous ne croyez pas que j’ai
tué ces enfants ! répétait Grand.
Le café avait fini de passer. Walkowski se leva
pour prendre la cafetière.
– Je vous sers ?
Grand tendit machinalement sa tasse sans paraître
se rendre compte de l’étrangeté de la situation.
Walkowski versa le café, se servit et reposa la
cafetière sur son socle.
Il se rasseyait quand il perçut faiblement le vibreur
de son portable. Il tâta les poches de sa veste avant de
se rappeler qu’il l’avait laissé dans son pardessus. Il
dut retourner dans le bureau. Duroc.
– Je t’écoute, René.
– J’ai installé Champin dans une « marmite » et je
suis en train d’éplucher les papiers que j’ai trouvés
chez lui. Du délire. Gérard et Julien m’ont appelé. Ils
n’ont rien trouvé dans le bureau de Grand, rien non
plus dans la chapelle. Pas de vêtements tachés de
sang, pas de traces suspectes, rien.
– Bien. Dis-leur qu’ils peuvent rentrer chez eux.
Toi, je te demande encore de regarder dans le fichier
si on a quelque chose sur Champin et de chercher ce
qui a pu se passer à Courrières, dans le département
du Nord, ces dernières années. Il était curé dans cette
commune.
– Je m’y mets.
– J’arrive.
Il retourna à la cuisine. Grand l’interrogeait du
regard. Le café était maintenant d’une température
convenable. Il le but debout et reposa la tasse.
– Je vous laisse.
Grand se leva.
– Qui ? demanda-t-il seulement.
– Je ne peux pas vous le dire.
Il repassa dans le bureau prendre son pardessus.
Grand l’accompagna dans le couloir. Ils dépassaient
l’escalier quand un claquement de porte se fit
entendre à l’étage. « Henri ! », cria une voix dans un
aigu insupportable.
– Il faut que je monte, soupira Grand.
Il hésita, puis tourna le dos et commença à monter,
lourdement, les épaules voûtées. Walkowski se sentit brusquement submergé par une vague de tristesse.

Il enfila son pardessus et sortit.
Il y avait quatre ou cinq centimètres de neige sur la voiture. Il dégagea les vitres, mit le moteur en marche et actionna les
dégivreurs. Il appela Pauline pendant que fondaient les pellicules de glace du pare-brise et de la lunette arrière.
La montre du tableau de bord indiquait quatre
heures cinquante quand il s’engagea dans la descente. Il
n’avait pas fait monter les pneus d’hiver et il descendit
vers la Saône en seconde, trop absorbé par la conduite
pour pouvoir admirer les effets combinés des lumières
et de la neige. A la sortie du dernier virage, il aperçut
les phares d’une voiture qui arrivait vite en roulant au
milieu de la chaussée. Il serra à droite au maximum. Le
conducteur parvint à se rabattre au moment où, en désespoir de cause,
Walkowski allait se résigner à appuyer sur la pédale de
frein. Les deux véhicules se frôlèrent sans se toucher.

Il ne rencontra pas d’autre véhicule dans la longue ligne droite.

En bas, le pont sur la Saône avait été salé.

Les derniers fêtards étaient rentrés chez eux et les rues blanchies de neige étaient désertes. Il lui fallut un quart d’heure pour arriver au siège de la PJ, rue Berliet.

Il alla se garer au sous-sol.

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