Chaque matin, France Culture diffuse le journal de voyage qu’entreprit François Sureau le long de la Seine, depuis le plateau de Langres où se trouve la source, jusqu’au Havre.
Ce matin, 13 août, étape à Villequier.
Le 3 septembre 1843, Léopoldine Hugo, son mari, Charles Vacquerie, un oncle et un neveu de son mari, revenaient en bateau de cette localité où Charles avait une maison de vacances pour se rendre au Havre où ils habitaient. Un coup de vent renversa le bateau et tous se noyèrent.
Victor Hugo revenait alors d’un voyage en Espagne et il apprit l’accident à Rochefort où il faisait étape, en lisant un journal, trois jours après l’inhumation de sa fille dans le cimetière de Villequier.
Il écrivit ce texte quatre ans plus tard.
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
3 septembre 1847.
Ce poème, très connu, est souvent présenté comme l’expression de la douleur irrépressible du père dont la fille est morte.
Si Hugo fut profondément traumatisé par cette disparition, si la blessure ne se referma jamais, il vécut et écrivit l’essentiel de son œuvre après cette date.
Je choisis de lire ce texte sous l’angle des formes et des mouvements : linéaires dans le premier quatrain, circulaires dans le second, l’une et l’autre dans le troisième.
1 – Le rejet du verbe au futur (Je partirai fait partie du 1er vers pour le sens) souligne et la détermination et l’importance de la douleur : partir est utilisé de manière absolue, sans la dénomination traumatisante du lieu de destination. La juxtaposition (Vois-tu, je sais que tu m’attends est la cause du voyage) plutôt que l’articulation explicite (un « parce que », par exemple), est l’expression du désarroi organique suggéré par la seule construction. Aucun pathos. Le dialogue et le tutoiement ne sont pas explicitement connotés de mort.
Même mode de construction entre les vers 3 et 4 qui ont le même rapport. L’anaphore du premier (j’irai par) pour souligner la force de la décision (forêt et montagne sont plus intérieures que réelles), la coulée du second (pas de coupes) complétant Vois-tu…
2 – Ce mouvement et ces formes linéaires, celles du plan du voyage, se courbent dans le deuxième quatrain jusqu’au cercle fermé. Fermetures intellectuelle (les yeux fixés sur mes pensées), sensorielle (sans rien voir, sans entendre), sociale et physique (Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées). Le rejet (Triste) est un point d’orgue, juste avant le noir de la fin du vers.
Le noir. Pas la mort. Si voir et entendre (et non regarder et écouter) disent bien un blocage de fonctions organiques, en revanche marcher signifie la permanence du mouvement, le futur rappelant la force de la détermination. Les fermetures sont un fardeau à porter, pas une impossibilité.
3 – Le troisième quatrain est celui de la force de la vie (couleurs, mouvement), malgré les négations (fermeture) qui ne sont que des interdits théoriques : l’or du soir qui tombe (métaphore) n’est pas une dénotation mais esthétique, comme le v.3 (voiles au loin). Le bouquet de houx vert implique le regard.
Il y a donc deux voyages.
Celui de la veille (le poème) dont l’écriture joue le rôle d’exorcisme, et celui du lendemain, celui du père qui saura dans sa douleur que le poète peut insérer ta tombe entre deux éclats de couleurs.
Un des plus beaux et des plus émouvants poèmes de Hugo. Merci de votre analyse.
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Dans le domaine de la vie intime, c’est vrai. Dans celui de la politique, il y a, dans « Les Châtiments » (écrits contre le coup d’Etat et plus généralement contre Napoléon III) le poème intitulé « Souvenir de la nuit du 4 » (contre le coup d’Etat) qui commence par ce vers « L’enfant avait reçu deux balles dans la tête « .
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